Sophocle - Électre - 2ème épisode lyrics

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Sophocle - Électre - 2ème épisode lyrics

ÉPISODE II: (v.516) CLYTEMNESTRE (à Électre): Tiens, tu t'es échappée ! Toujours à tournoyer ! C'est vrai qu'Égisthe n'est pas là : ah ! lui, au moins, Il savait t'empêcher d'insulter tes parents. Lui absent, je suis le moindre de tes soucis. Pourtant tu n'as cessé de crier à la foule Que j'étais violente, un tyran absolu Qui jetait son venin sur toi et tes amis. Je ne t'outrage point, c'est faux ! Si je te parle Avec rudesse, c'est parce que je t'entends Vociférer toi-même en m'insultant. Toujours à évoquer ton père, à répéter Que je l'ai égorgé ! Bien sûr, je l'ai tué, Je l'avoue sans détour. En fait, c'est la Justice Qui l'a vaincu, plutôt que moi, et tu devrais Te soumettre à sa loi si tu étais sensée. Ce père dont la mort te rend inconsolable, C'est lui qui, de tous les Grecs, eut l'outrecuidance D'immoler à nos dieux ta propre sœur ! Ah ! lui, Il n'a pas eu grand mal à la semer en moi, Moi, qui ai tant souffert pour lui donner naissance. Rappelle-moi ! Pour qui l'a-t-il sacrifiée ? Tu me diras : pour les Argiens ? Bon, et alors ? Ils n'avaient pas de le droit d'égorger mon enfant. Il me l'a ma**acré pour sauver Ménélas, Son frère. Pour cela, il l'a payé très cher ! Mais notre Ménélas n'avait-il pas deux fils ? Et ne pouvait-il pas les immoler plutôt Que ma fille ? En effet, leur père - leur mère aussi - N'ont-il pas provoqué cette expédition ? Hadès aurait-il eu l'irrépressible envie De faire grand régal de ma progéniture Plutôt que de la sienne ? Ou ce père odieux N'avait-il que mépris pour ceux nés de son sang, Leur préférant de loin les enfants de son frère ? Pour un père, vraiment, quelle perversion ! C'est mon avis, tant pis si ce n'est le tien ! Ma chère disparue aurait, je crois, parler Comme moi, si sa vie eut été poursuivie. Je ne me repens pas de ce que j'ai commis. Sans doute tu me crois vile et dénaturée ? Aiguise ton bon sens avant de critiquer. ÉLECTRE: Pour une fois, ne dis pas que je t'ai blessée, Après ce long discours que j'ai dû essuyer. Si cela ne t'ennuie, j'aimerais bien défendre Mon cher père, sans pour autant trahir ma sœur. CLYTEMNESTRE: Tu peux parler, voyons ! Si tu prenais toujours Ce ton, nos entretiens seraient plus agréables. ÉLECTRE: Je parle donc. Ainsi, tu dis avoir tué Mon père. Un tel aveu suffit pour être infâme, Que ton acte ait été juste ou non. J'ai la preuve Qu'il a été injuste. Et si tu l'as commis, C'est poussé par ce traître, aujourd'hui ton amant. Demande à Artémis ce qu'elle châtiait En retenant les vents qui règnent à Aulis ? Je m'en vais t'éclairer : il serait indécent Que ce soit elle qui t'informe. Un jour, dit-on, Mon père, qui prenait du bon temps dans un bois Sacré de la déesse aperçut une biche Tachetée et cornue. Il l'abattit, mais eut Des mots fort imprudents pour évoquer sa prise. Artémis s'emporta, et voulut retenir Les Achéens à Troie jusqu'à ce que mon père, Pour réparer sa faute, immolât son enfant. Telle est donc la raison de cette expiation, Car, sans elle, l'armée fût restée immobile : Bref ni prise de Troie, ni retour au pays. Malgré sa résistance, il dut la mettre à mort. Et Ménélas n'a rien à voir dans cette affaire. Et même s'il avait agi pour Ménélas, Etait-ce une raison valable pour l'abattre ? Par quelle loi ! Prends garde ! En fondant ce talion Pour punir les humains, ne crains-tu pas de faire Ton malheur au final ? N'est-ce pas dangereux ? Si ton principe est de tuer qui a tué, Eh bien, allons-y, sois la première à mourir, Au nom de la justice. Et fi de tes raisons ! Comment se fait-il que ta conduite, en ce jour, Est ignoble, toi qui couches avec ce ladre, Dont la main répugnante aida à mettre à mort Mon père, lui qui t'a aussi fait des enfants ? Ah ! dire que tu n'as que mépris à l'égard De ceux du premier lit, ces fruits d'un juste hymen ! Comment approuver ça ! Et tu ferais ces choses Pour venger ton enfant ? Horrible parmi toutes Cette étrange façon de se justifier ! Coucher avec un gueux pour l'amour de sa fille, Belle mentalité que voilà ! Mais pourquoi Continuer encore à parler avec toi ? Tu vas crier partout que j'insulte ma mère... Toi, ma mère vraiment ? Non, je suis ton esclave, Vu la vie sans attrait que je mène en ces lieux, Vu les peines sans nom dont vous m'accablez, toi Et ton affreux complice. Et notre pauvre Oreste, Échappant à tes mains au bout de mille efforts, Il use dans l'exil une vie éprouvante. Tu m'accuses souvent de nourrir sa vengeance Contre toi. Eh bien, oui, si j'en avais la force, Je le ferais, bien sûr. Vas-y ! Clame en tous lieux Que je suis fielleuse, irascible, impudente : Si je suis ainsi, c'est que ton sang coule en moi. LE CORYPHÉE: La colère lui sort de partout ; la Justice N'est manifestement pas son souci premier. CLYTEMNESTRE (au Coryphée): Je suis d'une infinie bonté pour supporter L'outrage qu'une fille ose faire à sa mère. Oh ! elle est prête à tout sans l'ombre d'un scrupule. ÉLECTRE: Non, j'ai honte de moi, malgré ce que tu penses. Ma conduite déroge à mon âge, à mon sang, Mais c'est ta cruauté qui, hélas, me contraint À cette extrémité. Devant un tel modèle, Force est de constater que la honte déteint. CLYTEMNESTRE: Ah ! petite Insolente ! Ah ! sur mon caractère, Sur mes actes, mes mots, tu es intarissable. ÉLECTRE: Mon verbe sort de toi, oui, toi qui as commis Des actes, qu'après tout, je ne fais que décrire. CLYTEMNESTRE: Au nom de notre reine Artémis, je jure Que tu paieras ces mots dès le retour d'Égisthe. ÉLECTRE: Regarde-toi un peu ! La rage te déforme Tu dis : «Exprime-toi ! », et tu n'écoutes pas. CLYTEMNESTRE: Serais-je autorisée à faire un sacrifice Sans ces criailleries que moi je t'ai permises. ÉLECTRE: Oui, fais ton sacrifice, et cesse de t'en prendre À ma langue : je vais rester silencieuse. CLYTEMNESTRE (à sa suivante): Eh bien, servante, vite, apporte notre offrande, Ce panier regorgeant de fruits que je destine Au maître de ce temple afin de m'apaiser. Daigne entendre, ô Phébos, ma prière secrète, Car ici, les regards hostiles sont nombreux, Et il ne convient pas de tout te dévoiler Quand cette fille est là. Hargneuse et venimeuse Comme elle est, elle irait répandre des rumeurs Partout dans la cité. Écoute donc à demi-mot. Le songe si troublant que j'ai fait cette nuit, Ô Seigneur de Lycie, s'il est de bon augure, Fais qu'il se réalise, et, dans le cas contraire, Qu'il retombe sur ceux qui désirent ma perte. S'il est des ennemis qui complotent en vue De me déposséder de mes trésors, alors, Condamne leur projet. Puis donne-moi de vivre Tranquille en ce palais, gardant ferme le sceptre Des Atrides, heureuse auprès des gens qui m'aiment, Auprès de mes enfants, ceux du moins que ma vue Ne saisit pas d'horreur, ceux qui à mon égard Ne restent pas amers. Ô Apollon Lycien, Sois propice, sois bon, exauce tous mes vœux, Tels qu'ils sont formulés. Le reste, je le tais : Et comme tu es dieu, rien ne peut t'échapper. Aux fils issus de Zeus, les yeux sont grands ouverts. Le Précepteur entre. LE PRÉCEPTEUR: Ô femmes, pourriez-vous me confirmer la chose ? Ici se dresse bien la demeure d'Égisthe ? LE CORYPHÉE: C'est exact, étranger : tu ne t'es pas trompé. LE PRÉCEPTEUR (se tournant vers Clytemnestre): Et je crois deviner que devant moi, se tient Son épouse ? Son port royal est si flagrant. LE CORYPHÉE: Oui, tout à fait ! C'est bien elle qui te fait face. LE PRÉCEPTEUR: Reine, je te salue ! J'ai pour le roi et toi, De la part d'un ami, d'agréables nouvelles. CLYTEMNESTRE: Je consens à cela. Mais au fait, qui t'envoie ? LE PRÉCEPTEUR: Phanotée de Phocide, et la chose est urgente ! CLYTEMNESTRE: De quoi s'agit-il donc ? Ce message émanant D'un de nos alliés devrait être amical. LE PRÉCEPTEUR: Je serai le plus bref possible : Oreste est mort. ÉLECTRE: Le malheur me confond ! Tout est perdu pour moi ! CLYTEMNESTRE: Que dis-tu, étranger ? Ne t'occupe pas d'elle ! LE PRÉCEPTEUR: Oreste est mort ; je l'ai dit et je le répète. ÉLECTRE: Ah ! quelle horreur pour moi ! Je suis anéantie ! CLYTEMNESTRE (à Électre): Toi, ne te mêle pas de ces affaires-là ! (au précepteur) Toi étranger, dis-moi, comment a-t-il péri ? LE PRÉCEPTEUR: Je vais tout t'expliquer, telle est ma mission. Il était venu à Delphes pour concourir Aux jeux qui font la gloire entière de l'Hellade. Sitôt que le héraut, de sa voix si puissante, Eût annoncé la course à pied - première épreuve -, Il entra, magnifique, au point d'émerveiller Le public. Puis la course affirma sa prestance, Et il sortit vainqueur et le front couronné. Ah ! comment relater en quelques pauvres phrases Ses exploits triomphaux. Sache avant tout cela : Il remporta le prix dans chaque discipline, À la course, au pantathle. Il eut le privilège D'être acclamé dès que son nom retentissait : « C'est Oreste l'Argien, le fils d'Agamemnon, Celui qui commanda la grande armée des Grecs. » Voilà quels sont les faits. Mais lorsqu'un dieu, soudain, Nous décoche ses traits, aucune force humaine Ne peut lui résister. Le lendemain, à l'aube, Allait se disputer l'épreuve de la course Des chars. Et notre cher Oreste entra en lice Avec d'autres cochers : l'un était d'Achaïe, L'autre de Sparte, les deux autres de Libye, Maîtres de l'attelage. Il était le cinquième, Et il prit place avec des juments thessaliennes. Le sixième venait d'Étolie aux cavales Luisantes ; le septième, issu de Magnésie ; Le huitième, un Énien, à la tempe blanchie ; Le neuvième, un natif d'Athènes, la cité Née des dieux. Pour finir, un char de Béotie, Bref dix chars au départ. Tous étaient alignés À l'endroit désigné au sort par les arbitres. Au signal du clairon d'airain, tous s'élancèrent. En criant, leurs chevaux tout à coup s'excitèrent. Les rênes dans leurs mains se mirent à vibrer, L'espace retentit du grondement des chars, Et s'éleva soudain un grand vent de poussière. Tous firent un usage aisé de l'aiguillon Pour forcer les essieux et les chars hennissants, Si bien que sur les dos, l'haleine chevaline Écoulait son écume. Et Oreste, atteignant La borne du virage, au bout de sa lancée, L'effleurait du moyeu, donnant un peu de leste À son cheval de droite, et contenant celui De gauche, qui tournait. À ce moment, les chars Étaient actifs. Et puis, très vite les chevaux De l'Énien, à la fin du sixième pa**age, S'énervèrent, au point d'être rétifs au mors : Ils heurtèrent de front l'un des chars du Libyen. Ce fut alors le choc de tous les véhicules Réduits en un éclair à l'état de ferraille, Par la faute d'un seul ! Et bientôt l'hippodrome Fut jonché des débris de cette charrerie. Pressentant le danger, le fin cocher d'Athènes Se porta de côté, ralentit, contourna Cette ma**e houleuse au milieu de la piste. Dernier en course, Oreste. Il restait à la traîne, Son but étant d'agir à la fin du parcours. Ne voyant plus courir qu'un unique attelage, Il fit siffler son fouet sur le dos des cavales Fringantes, s'élança ; et chacun des deux chars À tour de rôle étaient dépa**és d'une tête. Sans la moindre faiblesse, Oreste avait pa**é, Chaque tour et tenait les rênes fermement. Mais hélas, par mégarde, au virage, il lâcha Légèrement la bride à son cheval de gauche : Son char heurta la borne et brisa son essieu. Il tomba à rebord, s'emmêla dans les rênes, Enfin roula à terre, entraîné en tous sens Par ses chevaux fougueux le long du champ de course. L'a**istance, témoin de la chute terrible, Jeta un cri d'horreur, plaignant la destinée Amère d'un garçon qui avait accompli De si brillants exploits. Désormais son cadavre Était traîné au sol, jambes dressés en l'air... Non sans quelques efforts, les autres arrêtèrent Les chevaux emballés, et purent dégager Ce corps tout disloqué, quasi méconnaissable À ses amis. Très vite, on le brûla sur un bûcher. Lui, cet homme si fort n'est plus qu'une poussière Que l'on a déposée dans une urne chétive, Donnée aux Phocidiens. Ceux-ci vont l'apporter En ces lieux pour qu'il ait sa tombe en sa patrie. Tels sont les faits précis : les relater fut dur. Mais le plus douloureux reste la vision D'une mort lamentable entre toutes, je crois ! LE CORYPHÉE: Quel malheur ! La lignée des anciens souverains Se trouve anéantie jusque dans sa racine. CLYTEMNESTRE: Zeus ! Quel évènement ! Est-il heureux ? Affreux ? Il est utile en fait ! Mais je suis fort amère À l'idée qu'un malheur permette ma survie. LE PRÉCEPTEUR: Femme, pourquoi as-tu l'âme si abattue ? CLYTEMNESTRE: Être mère vous brise ! On peut nous affliger, Mais un cœur maternel ne hait point son enfant. LE PRÉCEPTEUR: Visiblement, je suis venu ici pour rien. CLYTEMNESTRE: Pour rien ? Sûrement pas ! Pourquoi dire « pour rien », Toi qui viens m'annoncer, des preuves à l'appui, La mort de celui qui tenait sa vie de moi, Et qui a déserté mon sein et ma tendresse Pour s'exiler. Depuis, il ne m'a plus revue, La raison en étant le meurtre de son père, Présageant contre moi l'implacable vengeance, Si bien que ni la nuit ni le jour, le sommeil Ne me consolait plus, convaincue que le temps Travaillait contre moi. Mais maintenant... Voici Le jour où je respire, où je suis délivrée De lui, mais aussi d'elle ! Oui, d'elle en premier lieu, Qui me persécutait sous mon toit, sans répit, Buvant mon sang, buvant ma vie. Dorénavant, Elle est inoffensive, et je suis bien tranquille. ÉLECTRE: Malheur à moi ! Je peux enfin t'offrir mes pleurs, Oreste infortuné ! Dire que tu es mort Et que ta mère t'insulte ! Et tout serait au mieux ? CLYTEMNESTRE: Non, pas pour toi. Pour lui, la chose est pour le mieux. ÉLECTRE: Écoute, ô Némésis ! Il vient de nous quitter ! CLYTEMNESTRE: Elle a bien écouté et réglé à merveille. ÉLECTRE: Outrage à volonté ! Tu te pâmes de joie ! CLYTEMNESTRE: Bien sûr ! Et désormais, vous ne m'atteindrez point. ÉLECTRE: Nous, nous sommes atteints, car pour toi, c'est exclu. CLYTEMNESTRE: Ah ! je te dois beaucoup, étranger : grâce à toi, C'en est bien terminé de sa langue a**a**ine. LE PRÉCEPTEUR: Je peux me retirer si tout semble parfait. CLYTEMNESTRE: Non, non ! Te traiter ainsi ne serait pas digne De moi, ni de l'ami dont tu es l'envoyé. Entre ici sur-le-champ ! Et l'autre, laisse-la Geindre dehors sur ses parents et ses amis. Elle entre avec lui dans le palais. ÉLECTRE: Compagnes, croyez-vous qu'elle soit aux alarmes ? Qu'elle soit torturée de chagrin ? Qu'elle crie Sa douleur sur un fils emporté par une mort Odieuse ? Eh bien, non, elle part en riant ! Malheureuse je suis ! Mon Oreste adoré, Ton trépas me détruit ! Tu t'en vas de ce monde, Arrachant à mon cœur mon ultime espérance, Celle de te revoir pour venger notre père, Et ma douleur. Hélas, me voici toute seule Sans toi et sans mon père... Il faut donc que je vive Esclave en compagnie des êtres que j'exècre Le plus sur cette terre, a**a**ins de mon père ! Tout serait pour le mieux ? Ah non, pas question De rentrer au palais ! Je vais rester devant La porte, et, solitaire, attendre que ma vie Pourrisse. Et si j'ennuie quelqu'un, qu'il me tue donc ! Ma vie est un martyre et je veux en finir. CHŒUR: Mais où est la foudre de Zeus ? Où est l'éclat d'Hélios, cet Œil qui voit tout ? Sur tout cela ne laissent-ils qu'une ombre épaisse ? ÉLECTRE: Hélas ! Hélas ! CHŒUR: Ma fille, à quoi bon pleurer ? ÉLECTRE: Hélas ! CHŒUR: Cesse de gémir ! ÉLECTRE: Tu brises mon cœur ! CHŒUR: Et Pourquoi ? ÉLECTRE: Vouloir maintenir l'espérance, Alors qu'il est clair que mon recours Est descendu vers Hadès, N'est-ce point piétiner sans vergogne ma douleur ? CHŒUR: Il est un roi Amphiaraos Qui, pour un collier d'or, fut jeté dans un piège Par sa femme, et aujourd'hui, sous terre... ÉLECTRE: Hélas ! Hélas ! CHŒUR: ... il est en vie, il règne ! ÉLECTRE: Hélas ! CHŒUR: C'est le mot, car cette créature infâme... ÉLECTRE: ... fut vaincue par la mort ! CHŒUR: En effet ! ÉLECTRE: Je sais tout cela : un vengeur apparut Sur le tombeau de cette âme affligée. Mais moi, je n'ai personne : mon vengeur, S'en est allé, emporté si loin. CHŒUR: Tu es vouée au malheur. ÉLECTRE: Depuis bien des saisons, j'ai pris l'habitude De voir déferler sur moi Le flot impétueux des abominations. CHŒUR: Nous sommes les témoins de tes peines. ÉLECTRE: Cesse de m'égarer ainsi, Dès lors que désormais... CHŒUR: Quoi donc ? ÉLECTRE: ... s'est dissipé l'espoir de voir mon frère Venir à mon secours, lui, mon sang, Le digne héritier d'une race royale. CHŒUR: C'est le destin des hommes que de mourir. ÉLECTRE: Quoi ! C'est le destin, en plein galop, Que de s'empêtrer dans les rênes d'un char, Comme cela arriva à ce malheureux ? CHŒUR: C'est une effroyable catastrophe. ÉLECTRE: Mort dans une contrée étrangère, Loin de mes mains... CHŒUR: Hélas ! ÉLECTRE: Son corps est noyé dans l'ombre : Pas de sanglots, pas de sépulture, Je ne lui ai rien donné. Chrysothémis arrive en courant. CHRYSOTHÉMIS: Ah ! ma chérie, une joie sans pareille m'étreint ; Je suis tout en émoi ! Et fi des convenances. Je t'apporte un message heureux et qui se doit De briser les tourments qui déchirent ton cœur. ÉLECTRE: Mais comment pourrais-tu dénicher un remède À des malheurs sans nom ? Rien ne peut les guérir. CHRYSOTHÉMIS: Oreste est près de nous ! C'est vrai, il faut me croire : C'est aveuglant, aussi vrai que tu me vois, moi ! ÉLECTRE: Tu délires, ma sœur ! Mais n'es-tu pas en train De te moquer très fort de mes maux et des tiens ? CHRYSOTHÉMIS: Par le nom paternel, oh non ! je ne ris point, Je dis la vérité : Oreste est parmi nous ! ÉLECTRE: Misère ! qui a pu te mettre ça en tête, Pour que tu sois si fort convaincue par la chose ? CHRYSOTHÉMIS: Ma seule garantie est moi-même : j'ai vu Des signes de mes yeux, signes indiscutables ! ÉLECTRE: Pauvrette, qu'as-tu vu pour être si crédule ? Qu'as-tu vu pour avoir cette fièvre incurable ? CHRYSOTHÉMIS: Écoute, par les dieux ! Je vais te raconter. Ensuite, tu diras si je suis folle ou non. ÉLECTRE: Eh bien, raconte-moi, puisque cela te chante. CHRYSOTHÉMIS: Je vais te relater la chose que j'ai vue. J'arrivais au sépulcre où notre père gît. Je vis alors du lait qui s'écoulait du tertre, Ainsi que mille fleurs enlacées en guirlandes Sur le tombeau. Bien sûr, je n'en crus pas mes yeux. Je regardai autour de moi pour vérifier Si nulle âme qui vive était dans les parages. Non, tout était tranquille, et je me faufilai Au plus près du tombeau. C'est alors qu'au sommet Du tertre, mon regard tomba sur une mèche De cheveux fraîchement coupée ! À cette vue, Des traits bien familiers me vinrent à l'esprit, Les traits si vénérés d' Oreste : cette boucle, Gage de son retour, je la pris en silence, Religieusement, et m'effondrai en larmes. À présent, comme alors, je suis plus que certaine Que cette offrande est bel et bien venue de lui : Qui d'autre peut en faire, à part toi ou moi-même ? Or je n'ai rien donné, la chose est évidente, Et toi non plus, d'ailleurs, toi qui ne peux quitter Le palais sans avoir à souffrir mille morts. Ma mère ? Oh non, je crois : ce n'est pas sa manière ! Quelle idée saugrenue d'agir à notre insu ? Non, il s'agit, c'est sûr, d'un hommage d'Oreste. Courage, ma chérie ! Les forces supérieures Ne restent pas figées et changent de côté. Autrefois, le destin était peu favorable, Mais peut-être en ce jour, la joie va nous surprendre. ÉLECTRE: Ah ! ton esprit chavire, et j'ai pitié de toi. CHRYSOTHÉMIS: Tu n'es donc pas heureuse après ce que j'ai dit ? ÉLECTRE: Tu ne sais plus bien où vont tes pas, ta raison. CHRYSOTHÉMIS: Comment ! Je ne sais pas ce que j'ai vu vraiment ? ÉLECTRE: Malheureuse, il est mort ! Eh non ! ce n'est pas lui Qui nous sauvera ! Non, rien ne viendra de lui. CHRYSOTHÉMIS: Quel malheur me surprend ! Qui t'a appris cela ? ÉLECTRE: Un homme m'a décrit les causes de sa mort. CHRYSOTHÉMIS: Où est-il, ce quidam ? Je suis saisie d'effroi. ÉLECTRE: Au palais, où ma mère est à ses petits soins. CHRYSOTHÉMIS: Ah ! quel malheur s'abat sur moi ! De qui proviennent Les offrandes couvrant le tombeau paternel ? ÉLECTRE: Selon moi, on les a déposées en mémoire Du mort, qui ne serait autre que notre Oreste. CHRYSOTHÉMIS: Fatalité ! Et moi qui, débordant de joie, N'avait que cette idée : dire cette nouvelle. Je n'avais pas eu vent du désastre. J'arrive, Découvrant de nouveaux malheurs à ceux d'hier. ÉLECTRE: Ce n'est qu'un point de vue, le tien. Si tu m'écoutes, Le poids de nos malheurs pourrait bien s'apaiser. CHRYSOTHÉMIS: Aurais-je le devoir de rendre vie aux morts ? ÉLECTRE: Je n'ai pas dit cela, je ne suis pas si folle. CHRYSOTHÉMIS: Que puis-je faire qui soit de ma compétence ? ÉLECTRE: Ose réaliser ce que je prescrirai. CHRYSOTHÉMIS: Si la chose est utile, alors, je suis d'accord. ÉLECTRE: Prends garde toutefois : on n'obtient rien sans peine. CHRYSOTHÉMIS: Sois-en sûre, ô ma sœur, mes forces sont le tiennes. ÉLECTRE: Tends l'oreille, je vais te dire mes desseins. Tu ne le sais que trop, nous n'avons plus d'amis : Hadès les a fauchés et nous a laissées seules. Moi, tant que j'entendais dire que notre frère Était en vie, j'avais l'espoir qu'il vengerait Le mort de notre père. Or il n'est plus ! Aussi, Je regarde vers toi : aidée par moi, celui Qui tua notre père aura le même sort. Oui, Égisthe mourra, pas d'hésitation ! Je t'ai tout dit, je n'ai plus rien à te cacher. Tu as a**ez dormi ! Et pour quel maigre gain ! Crois-tu qu'ainsi l'espoir est au bout du chemin ? Tu n'as plus qu'à gémir sur ta splendeur d'antan ; Ton seul bien maintenant est de vieillir, très seule, Sans une nuit d'amour, sans hymen ! Ces plaisirs, Ne pense pas qu'Égisthe ait la naïveté De te les accorder, car il redoute fort Que de toi, que de moi aussi, naisse une race Qui ne serait bientôt qu'hostilité pour lui. Mais si toi, tu consens à me suivre, alors, sache Que dans son souterrain, ton père appréciera Ta piété, ton frère aussi ; tu seras libre De disposer des biens conférés par ton sang ; Tu pourras te lier à un digne parti, Et notre renommée sera belle entre toutes. Citoyens, étrangers poseront sur nos têtes D'élogieux lauriers, on parlera de nous En ces termes : « Voyez, mes amis, ces deux sœurs, Elles ont redoré la maison de leur père. Alors que le succès leur paraissait acquis, Elles ont fait payer aux pires mécréants Le prix du sang, et ce, au mépris de leur vie. Dans nos fêtes, dans nos ra**emblements civiques Nous devons honorer leur virile énergie. » Voilà ce qu'on dira de nous sur cette terre. Dans la vie, dans la mort, notre gloire sera Intacte. Ma chérie, écoute-moi, agis Pour venger notre père, et pour venger aussi Notre frère. Oui, agis sans relâche et mets fin À mes tourments, aux tiens, apprends qu'il est ignoble Pour des âmes bien nées de vivre dans la fange. LE CORYPHÉE: Dans un pareil débat, celui qui s'entretient Ou celui qui écoute ont devoir de prudence. CHRYSOTHÉMIS: Amies, si son esprit n'était pas défaillant, Elle aurait révélé un peu plus de raison Avant que de parler : cela n'a pas eu lieu. Mais que t'arrive-il pour avoir tant d'audace, Et m'enrôler dans ton projet ? Regarde-toi, Tu es femme, voyons, pas homme ! Et donc ton bras N'est pas a**ez puissant contre nos ennemis. Tous deux sont aujourd'hui comblés par la fortune ; Nous allons à vau-l'eau, au-devant du désastre. Et comment vaincrons-nous un homme tel qu'Égisthe, Sans subir par la suite, et malheurs et trépas ? Oui, certes, nous menons une vie lamentable ; Qu'on entende tes plans et nos maux seraient pires En fait, quel avantage à être renommées, Si c'est pour nous livrer à une mort honteuse. Encore le plus horrible n'est-il pas de mourir ; C'est, quand on appelle la mort, de se la voir refuser. Aussi, je t'en supplie, avant que nous soyons Anéanties, réprime au plus vite ta rage. Quant aux propos tenus par toi à cet instant, Je jure de les taire ; ils resteront secrets. Sois raisonnable enfin, aie cette intelligence De céder aux puissants, sache te résigner. LE CORYPHÉE (à Électre): Écoute-la. Prudence et raison sont aux hommes Les trésors les plus beaux, les plus nobles qui soient. ÉLECTRE: Une telle réponse est loin d'être étonnante. D'avance, je savais que tu rejetterais Mes propositions. eh bien, il va falloir Que je fa**e tout de ma propre initiative, Seule, et pas question de rester sans rien faire ! CHRYSOTHÉMIS: Hélas ! c'est au moment où mourait notre père Qu'il fallait être active : oui, tout serait réglé. ÉLECTRE: Mon cœur me l'ordonnait, mais j'étais hésitante. CHRYSOTHÉMIS: Alors, conserve en toi cette hésitation. ÉLECTRE: Si je te comprends bien, tu ne vas pas m'aider. CHRYSOTHÉMIS: De néfastes projets finissent toujours mal. ÉLECTRE: C'est un fin jugement, mais quelle lâcheté. CHRYSOTHÉMIS: Un jour viendra où tu me feras des éloges. ÉLECTRE: Oh ça ! sûrement pas ! Tu n'en auras jamais. CHRYSOTHÉMIS: L'avenir le dira, et nous avons le temps ! ÉLECTRE: Hors de ma vue ! Tu n'es d'aucune utilité. CHRYSOTHÉMIS: Détrompe-toi, ma sœur ! Tu ne veux rien comprendre. ÉLECTRE: Coure vers ta maman chérie et dis-lui tout ! CHRYSOTHÉMIS: Quelle erreur ! Je n'ai pas de haine pour toi. ÉLECTRE: Et pourtant, le chemin conseillé est abject. CHRYSOTHÉMIS: Abject ? Non point ! Car c'est celui de la prudence. ÉLECTRE: Je devrais me plier à ta propre justice ? CHRYSOTHÉMIS: Sois raisonnable, et c'est toi qui nous guideras. ÉLECTRE: Parler avec finesse et s'orienter si mal. CHRYSOTHÉMIS: Tu définis fort bien ce dont tu es victime. ÉLECTRE: Quoi ! tu prétends que ce que je dis n'est point juste ? CHRYSOTHÉMIS: Agir avec justice est parfois dangereux. ÉLECTRE: Je refuse d'opter pour un pareil principe. CHRYSOTHÉMIS: Fais comme bon te semble : un jour, tu me loueras. ÉLECTRE: Bien sûr que j'agirai, tu ne me fais pas peur ! CHRYSOTHÉMIS: Ainsi tu ne veux pas avoir un autre avis ? ÉLECTRE: Surtout si cet avis prône la lâcheté. CHRYSOTHÉMIS: Tu ne partages pas du tout mes points de vue. ÉLECTRE: Ma résolution est déjà fort ancienne. CHRYSOTHÉMIS: Je n'ai plus qu'à partir, car tu ne veux plus guère M'écouter ; quant à moi, je blâme ta conduite. ÉLECTRE: C'est ça ! Ne compte pas que je suive tes pas, Malgré ton grand désir. En fait, quelle lubie Que de courir après une chose impossible. CHRYSOTHÉMIS: Tu crois avoir raison, certes, à juste titre. Pourtant, un jour viendra, où, dans l'adversité, Tu reconnaîtras que mon avis était juste. Chrysothémis rentre au palais. (v.1058) CHŒUR: Quand nous voyons, dotés d'une belle sagesse, Les oiseaux du ciel Soignant si bien leurs géniteurs, Ceux qui furent jadis leurs nourriciers, Pourquoi, comme eux, N'avons-nous pas la même grandeur ? Mais par la foudre de Zeus, par la Justice céleste, Je le proclame, jamais ne fera défaut Le Châtiment. Ô toi, qui résonne des tréfonds de la terre, Toi, la Renommée, par pitié, Apporte mon terrible message aux Atrides Qui errent dans l'Hadès, un message atroce Bannissant toute joie. Dis-leur combien le malheur a frappé ce lignage, Et quelle discorde a séparé Deux de ses enfants. Même les liens du sang Ne sauraient y mettre un terme. Trahie, Électre, la malheureuse, Errant dans une ineffable tourmente, Se lamente sans cesse sur son père, Rossignol endeuillé ! Elle brave la mort, résolue à quitter L'éclat du jour, pourvu qu'elle extermine Ces deux monstres sanglants. Jamais on ne vit une fille si fidèle à son père ! Une belle âme se refuse toujours À ternir sa gloire, à pervertir sa réputation Par une vie infâme. Dès lors, tu as choisi, Ô chère enfant, De t'enfoncer avec eux dans un deuil sans limite Te dressant contre l'abomination, Ce qui te vaut un éloge dédoublé, Car on dira de toi que tu fus un esprit clairvoyant Autant qu'un cœur filial. Puisses-tu acquérir la force Et la prospérité, atteindre la puissance écrasante Que tes ennemis détiennent pour l'instant, Car je te vois engloutie dans un destin sans grâce: Mais, face aux lois les plus lumineuses qui soient, Tu te dois de ceindre La couronne sacrée de la piété.