Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux - Première partie lyrics

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Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux - Première partie lyrics

AVERTISSEMENT Comme on pourrait soupçonner cette histoire-ci d'avoir été faite exprès pour amuser le public, je crois devoir avertir que je la tiens moi-même d'un ami qui l'a réellement trouvée, comme il le dit ci-après, et que je n'y ai point d'autre part que d'en avoir retouché quelques endroits trop confus et trop négligés. Ce qui est de vrai, c'est que si c'était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu'elle n'aurait pas la forme qu'elle a. Marianne n'y ferait ni de si longues ni de si fréquentes réflexions: il y aurait plus de faits, et moins de morale; en un mot, on se serait conformé au goût général d'à présent, qui, dans un livre de ce genre, n'est pas favorable aux choses un peu réfléchies et raisonnées. On ne veut dans des aventures que les aventures mêmes, et Marianne, en écrivant les siennes, n'a point eu égard à cela. Elle ne s'est refusée aucune des réflexions qui lui sont venues sur les accidents de sa vie; ses réflexions sont quelquefois courtes, quelquefois longues, suivant le goût qu'elle y a pris. Elle écrivait à une amie, qui, apparemment, aimait à penser: et d'ailleurs Marianne était retirée du monde, situation qui rend l'esprit sérieux et philosophe. Enfin, voilà son ouvrage tel qu'il est, à quelque correction de mots près. On en donne la première partie au public, pour voir ce qu'on en dira. Si elle plaît, le reste paraîtra successivement; il est tout prêt. Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l'ai trouvée. Il y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a pa**é successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J'ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et dans une armoire pratiquée dans l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un man*scrit en plusieurs cahiers contenant l'histoire qu'on va lire, et le tout d'une écriture de femme. On me l'apporta; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me dire qu'il fallait le faire imprimer: je le veux bien, d'autant plus que cette histoire n'intéresse personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à la fin du man*scrit, qu'il y a quarante ans qu'il est écrit; nous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d'elles est pourtant très indifférent; mais n'importe: il est toujours mieux de supprimer leurs noms. Voilà tout ce que j'avais à dire: ce petit préambule m'a paru nécessaire, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci. Pa**ons maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie; nous ne savons qui elle était. C'est la Vie de Marianne; c'est ainsi qu'elle se nomme elle-même au commencement de son histoire; elle prend ensuite le titre de comtesse; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c'est tout. Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m'attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d'en faire un livre à imprimer. Il est vrai que l'histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l'écris; car où voulez-vous que je prenne un style? Il est vrai que dans le monde on m'a trouvé de l'esprit; mais, ma chère, je crois que cet esprit-là n'est bon qu'à être dit, et qu'il ne vaudra rien à être lu. Nous autres jolies femmes, car j'ai été de ce nombre, personne n'a plus d'esprit que nous, quand nous en avons un peu: les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons; en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu'ils voient. J'ai vu une jolie femme dont la conversation pa**ait pour un enchantement, personne au monde ne s'exprimait comme elle; c'était la vivacité, c'était la finesse même qui parlait: les connaisseurs n'y pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole lui vint, elle en resta extrêmement marquée: quand la pauvre femme reparut, ce n'était plus qu'une babillarde incommode. Voyez combien auparavant elle avait emprunté d'esprit de son visage! Il se pourrait bien faire que le mien m'en eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trouvait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu'ils avaient plus d'esprit que moi. Combien de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu bien de la peine à pa**er toutes seules! Sans le jeu d'une physionomie friponne qui les accompagnait, on ne m'aurait pas applaudie comme on faisait, et si une petite vérole était venue réduire cela à ce que cela valait, franchement, je pense que j'y aurais perdu beaucoup. Il n'y a pas plus d'un mois, par exemple, que vous me parliez encore d'un certain jour (et il y a douze ans que ce jour est pa**é) où, dans un repas, on se récria tant sur ma vivacité; eh bien! en conscience, je n'étais qu'une étourdie. Croiriez-vous que je l'ai été souvent exprès, pour voir jusqu'où va la duperie des hommes avec nous? Tout me réussissait, et je vous a**ure que dans la bouche d'une laide, mes folies auraient paru dignes des Petites-Maisons: et peut-être que j'avais besoin d'être aimable dans tout ce que je disais de mieux. Car à cette heure que mes agréments sont pa**és, je vois qu'on me trouve un esprit a**ez ordinaire, et cependant je suis plus contente de moi que je ne l'ai jamais été. Mais enfin, puisque vous voulez que j'écrive mon histoire, et que c'est une chose que vous demandez à mon amitié, soyez satisfaite: j'aime encore mieux vous ennuyer que de vous refuser. Au reste, je parlais tout à l'heure de style, je ne sais pas seulement ce que c'est. Comment fait-on pour en avoir un? Celui que je vois dans les livres, est-ce le bon? Pourquoi donc est-ce qu'il me déplaît tant le plus souvent? Celui de mes lettres vous paraît-il pa**able? J'écrirai ceci de même. N'oubliez pas que vous m'avez promis de ne jamais dire qui je suis; je ne veux être connue que de vous. Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d'où je sortais était noble ou non, si j'étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman: ce n'en est pourtant pas un que je raconte; je dis la vérité comme je l'ai apprise de ceux qui m'ont élevée. Un carrosse de voiture qui allait à Bordeaux fut, dans la route, attaqué par des voleurs; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, et blessèrent d'abord un de ces voleurs; mais ils furent tués avec trois autres personnes. Il en coûta aussi la vie au cocher et au postillon, et il ne restait plus dans la voiture qu'un chanoine de Sens et moi, qui paraissais n'avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s'enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d'une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière, où elle mourut sur moi, et m'écrasait. Les chevaux ne faisaient aucun mouvement, et je restai dans cet état un bon quart d'heure, toujours criant, et sans pouvoir me débarra**er. Remarquez qu'entre les personnes qui avaient été tuées, il y avait deux femmes: l'une belle et d'environ vingt ans, et l'autre d'environ quarante; la première fort bien mise, et l'autre habillée comme le serait une femme de chambre. Si l'une des deux était ma mère, il y avait plus d'apparence que c'était la jeune et la mieux mise, parce qu'on prétend que je lui ressemblais un peu, du moins à ce que disaient ceux qui la virent morte, et qui me virent aussi, et que j'étais vêtue d'une manière trop distinguée pour n'être que la fille d'une femme de chambre. J'oubliais à vous dire qu'un laquais, qui était à un des cavaliers de la voiture, s'enfuit blessé à travers les champs, et alla tomber de faiblesse à l'entrée d'un village voisin, où il mourut sans dire à qui il appartenait: tout ce qu'on put tirer de lui, un moment avant qu'il expirât, c'est que son maître et sa maîtresse venaient d'être tués; mais cela n'apprenait rien. Pendant que je criais sous le corps de cette femme morte qui était la plus jeune, cinq ou six officiers qui couraient la poste pa**èrent, et voyant quelques personnes étendues mortes auprès du carrosse qui ne bougeait, entendant un enfant qui criait dedans, s'arrêtèrent à ce terrible spectacle, ou par la curiosité qu'on a souvent pour des choses qui ont une certaine horreur, ou pour voir ce que c'était que cet enfant qui criait, et pour lui donner du secours. Ils regardent dans le carrosse, y voient encore un homme tué, et cette femme morte tombée dans la portière, où ils jugeaient bien par mes cris que j'étais aussi. Quelqu'un d'entre eux, à ce qu'ils ont dit depuis, voulait qu'ils se retira**ent; mais un autre, ému de compa**ion pour moi, les arrêta, et mettant le premier pied à terre, alla ouvrir la portière où j'étais, et les autres le suivirent. Nouvelle horreur qui les frappe, un côté du visage de cette dame morte était sur le mien, et elle m'avait baignée de son sang. Ils repoussèrent cette dame, et toute sanglante me retirèrent de dessous elle. Après cela, il s'agissait de savoir ce que l'on ferait de moi, et où l'on me mettrait: ils voient de loin un petit village, où ils concluent qu'il faut me porter, et me donnent à un domestique qui me tenait enveloppée dans un manteau. Leur dessein était de me remettre entre les mains du curé de ce village, afin qu'il me cherchât quelqu'un qui voulût bien prendre soin de moi; mais ce curé, chez qui tous les habitants les conduisirent, était allé voir un de ses confrères; il n'y avait chez lui que sa soeur, fille très pieuse, à qui je fis tant de pitié, qu'elle voulut bien me garder, en attendant l'aveu de son frère; il y eut même un procès-verbal de fait sur tout ce que je vous ai dit, et qui fut écrit par une espèce de procureur fiscal du lieu. Chacun de mes conducteurs ensuite donna généreusement pour moi quelque argent, qu'on mit dans une bourse dont on chargea la soeur du curé; après quoi tout le monde s'en alla. C'est de la soeur de ce curé de qui je tiens tout ce que je viens de vous raconter. Je suis sûre que vous en frémissez; on ne peut, en entrant dans la vie, éprouver d'infortune plus grande et plus bizarre. Heureusement je n'y étais pas quand elle m'arriva; car ce n'est pas y être que de l'éprouver à l'âge de deux ans. Je ne vous dirai point ce que devint le carrosse, ni ce qu'on fit des voyageurs tués; cela ne me regarde point. Quelques-uns des voleurs furent pris trois ou quatre jours après, et, pour comble de malheur, on ne trouva, dans les habits des personnes qu'ils avaient a**a**inées, rien qui pût apprendre à qui j'appartenais. On eut beau recourir au registre qui est toujours chargé du nom des voyageurs, cela ne servit de rien; on sut bien par là qui ils étaient tous, à l'exception de deux personnes, d'une dame et d'un cavalier, dont le nom a**ez étranger n'instruisit de rien, et peut-être qu'ils n'avaient pas dit le véritable. On vit seulement qu'ils avaient pris cinq places, trois pour eux et pour une petite fille, et deux autres pour un laquais et une femme de chambre qui avaient été tués aussi. Par tout cela ma naissance devint impénétrable, et je n'appartins plus qu'à la charité de tout le monde. L'excès de mon malheur m'attira d'a**ez grands secours chez le curé où j'étais, et qui consentit, aussi bien que sa soeur, à me garder. On venait pour me voir de tous les cantons voisins: on voulait savoir quelle physionomie j'avais, elle était devenue un objet de curiosité; on s'imaginait remarquer dans mes traits quelque chose qui sentait mon aventure, on se prenait pour moi d'un goût romanesque. J'étais jolie, j'avais l'air fin; vous ne sauriez croire combien tout cela me servait, combien cela rendait noble et délicat l'attendrissement qu'on sentait pour moi. On n'aurait pas caressé une petite princesse infortunée d'une façon plus digne; c'était presque du respect que la compa**ion que j'inspirais. Les dames surtout s'intéressaient pour moi au-delà de ce que je puis vous dire; c'était à qui d'entre elles me ferait le présent le plus joli, me donnerait l'habit le plus galant. Le curé, qui, quoique curé de village, avait beaucoup d'esprit, et était un homme de très bonne famille, disait souvent depuis que, dans tout ce que ces dames avaient alors fait pour moi, il ne leur avait jamais entendu prononcer le mot de charité; c'est que c'était un mot trop dur, et qui blessait la mignardise des sentiments qu'elles avaient. Aussi, quand elles parlaient de moi, elles ne disaient point cette petite fille; c'était toujours cette aimable enfant. Etait-il question de mes parents, c'était des étrangers, et sans difficulté de la première condition de leur pays; il n'était pas possible que cela fût autrement, on le savait comme si on l'avait vu: il courait là-dessus un petit raisonnement que chacune d'elles avait grossi de sa pensée et qu'ensuite elles croyaient comme si elles ne l'avaient pas fait elles-mêmes. Mais tout s'use, et les beaux sentiments comme autre chose. Quand mon aventure ne fut plus si fraîche, elle frappa moins l'imagination. L'habitude de me voir dissipa les fantaisies qui me faisaient tant de bien, elle épuisa le plaisir qu'on avait à m'aimer; ce n'avait été qu'un plaisir de pa**age, et au bout de six mois, cette aimable enfant ne fut plus qu'une pauvre orpheline, à qui on n'épargna pas alors le mot de charité: on disait que j'en méritais beaucoup. Tous les curés me recommandèrent chez eux, parce que celui chez qui j'étais n'était pas riche. Mais la religion de ces dames ne me fut pas si favorable que me l'avait été leur folie; je n'en tirai pas si bon parti, et j'aurais été fort à plaindre, sans la tendresse que le curé et sa soeur prirent pour moi. Cette soeur m'éleva comme si j'avais été son enfant. Je vous ai déjà dit que son frère et elle étaient de très bonne famille: on disait qu'ils avaient perdu leur bien par un procès, et que lui, il était venu se réfugier dans cette cure, où elle l'avait suivi, car ils s'aimaient beaucoup. Ordinairement, qui dit nièce ou soeur de curé de village dit quelque chose de bien grossier et d'approchant d'une paysanne. Mais cette fille-ci n'était pas de même: c'était une personne pleine de raison et de politesse, qui joignait à cela beaucoup de vertu. Je me souviens que souvent, en me regardant, les larmes lui coulaient des yeux au ressouvenir de mon aventure, et il est vrai qu'à mon tour je l'aimais comme ma mère. Je vous avouerai aussi que j'avais des grâces et de petites façons qui n'étaient point d'un enfant ordinaire; j'avais de la douceur et de la gaieté, le geste fin, l'esprit vif, avec un visage qui promettait une belle physionomie; et ce qu'il promettait, il l'a tenu. Je pa**e tout le temps de mon éducation dans mon bas âge, pendant lequel j'appris à faire je ne sais combien de petites nippes de femme, industrie qui m'a bien servi dans la suite. J'avais quinze ans, plus ou moins, car on pouvait s'y tromper, quand un parent du curé, qui n'avait que sa soeur et lui pour héritiers, leur fit écrire de Paris qu'il était dangereusement malade, et cet homme, qui leur avait souvent donné de ses nouvelles, les priait de se hâter de venir l'un ou l'autre, s'ils voulaient le voir avant qu'il mourût. Le curé aimait trop son devoir de pasteur pour quitter sa cure, et fit partir sa soeur. Elle n'avait pas d'abord envie de me mener avec elle; mais, deux jours avant son départ, voyant que je m'attristais beaucoup et que je soupirais: Marianne, me dit-elle, puisque vous craignez tant mon absence, consolez-vous, je veux bien que vous ne me quittiez point, et j'espère que mon frère le voudra bien aussi. Il me vient même actuellement des vues pour vous: j'ai dessein de vous faire entrer chez quelque marchande, car il est temps de songer à devenir quelque chose; nous vous aiderons toujours pendant que nous vivrons, mon frère et moi, sans compter ce que nous pourrons vous laisser après notre mort: mais cela ne suffit pas, nous ne saurions vous laisser beaucoup; le parent que je vais trouver et dont nous sommes héritiers, je ne le crois pas fort riche, et il vous faut choisir un état qui puisse contribuer à vous établir. Je vous dis cela, parce que vous commencez à être raisonnable, ma chère Marianne, et je souhaiterais bien, avant que de mourir, avoir la consolation de vous voir mariée à quelque honnête homme, ou du moins en situation de l'être avantageusement pour vous: il est bien juste que j'aie ce plaisir-là. Je me jetai entre ses bras après ce discours, je pleurai et elle pleura, car c'était la meilleure personne que j'aie jamais connue; et de mon côté j'avais le coeur bon, comme je l'ai encore. Le curé entra là-dessus. Qu'est-ce? dit-il à sa soeur, je crois que Marianne pleure. Elle lui dit alors ce dont nous parlions, et le dessein qu'elle avait de me mener à Paris avec elle. Je le veux bien, dit-il; mais si elle y reste, nous ne la verrons donc plus, et cela me fait de la peine, car je l'aime, la pauvre enfant. Nous l'avons élevée, je suis bien vieux, et ce sera peut-être pour toujours que je lui dirai adieu. Il n'y avait rien de si touchant que cet entretien, comme vous le voyez. Je ne répondis point au curé, mais en revanche, je me mis à sangloter de toute ma force. Cela les attendrit encore davantage, et le bonhomme alors s'approchant de moi: Marianne, me dit-il, vous partirez avec ma soeur, puisque c'est pour votre bien, et que je dois le préférer à tout. Nous vous avons tenu lieu de vos parents que Dieu n'a pas permis que vous connussiez, non plus que personne de votre famille; ainsi, ne faites jamais rien sans nous consulter pendant que nous vivrons; et si ma soeur vous laisse bien placée à Paris, sans quoi il faut que vous reveniez, écrivez-nous dans toutes les occasions où vous aurez besoin de nos conseils; pour nous, nous ne vous manquerons jamais. Je ne vous rapporterai point tout ce qu'il me dit encore avant que nous partissions: j'abrège, car je m'imagine que toutes ces minuties de mon bas âge vous ennuient: cela n'est pas fort intéressant, et il me tarde d'en venir à d'autres choses; j'en ai beaucoup à dire, et il faut que je vous aime bien pour m'être mise en train de vous faire une histoire qui sera très longue: je vais barbouiller bien du papier; mais je ne veux pas songer à cela, il ne faut pas seulement que ma paresse le sache: avançons toujours. Nous partîmes donc, la soeur du curé et moi, et nous voilà à Paris; il fallait presque le traverser tout entier pour arriver chez le parent dont j'ai parlé. Je ne saurais vous dire ce que je sentis en voyant cette grande ville, et son fracas, et son peuple, et ses rues. C'était pour moi l'empire de la lune: je n'étais plus à moi, je ne me ressouvenais plus de rien; j'allais, j'ouvrais les yeux, j'étais étonnée, et voilà tout. Je me retrouvai pourtant dans la longueur du chemin, et alors je jouis de toute ma surprise: je sentis mes mouvements, je fus charmée de me trouver là, je respirai un air qui réjouit mes esprits. Il y avait une douce sympathie entre mon imagination et les objets que je voyais, et je devinais qu'on pouvait tirer de cette multitude de choses différentes je ne sais combien d'agréments que je ne connaissais pas encore; enfin il me semblait que les plaisirs habitaient au milieu de tout cela. Voyez si ce n'était pas là un vrai instinct de femme, et même un pronostic de toutes les aventures qui devaient m'arriver. Le destin ne tarda pas à me les annoncer; car dans la vie d'une femme comme moi, il faut bien parler du destin. Le parent que nous allions trouver était mort quand nous arrivâmes: il y avait, dit-on, vingt-quatre heures qu'il était expiré. Ce n'est pas là tout, c'est qu'on avait mis le scellé chez lui; cet homme avait été dans les affaires, et on prétendait qu'il devait plus qu'il n'avait vaillant. Je ne vous dirai pas comment on justifiait cela, c'est un détail qui me pa**e; tout ce que je sais, c'est que nous ne pûmes loger chez lui, que tout était saisi, et qu'après bien des discussions, qui durèrent trois ou quatre mois, on nous fit voir qu'il n'y avait pas le sou à espérer de la succession, et que c'était dommage qu'elle ne fût pas plus grande, parce qu'elle en aurait mieux payé ses dettes. N'était-ce pas là un beau voyage que nous étions venu faire? Aussi la soeur du curé en prit-elle un si grand chagrin, qu'elle en tomba malade dans l'auberge où nous étions. Hélas! ce fut à cause de moi qu'elle s'affligea tant: elle avait espéré que cette succession la mettrait en état de me faire du bien; et d'ailleurs ce voyage inutile l'avait épuisé d'argent, ce qu'elle en avait apporté diminuait beaucoup: et son frère, qui n'avait que sa cure, aurait bien de la peine à lui en envoyer encore. Pour comble d'embarras, elle était malade. Quelle pitié! Je l'entendais soupirer: jamais cette chère fille ne m'aima tant, parce qu'elle me voyait plus à plaindre que jamais; et moi, je la consolais, je lui faisais mille caresses, et elles étaient bien vraies, car j'étais remplie de sentiment: j'avais le coeur plus fin et plus avancé que l'esprit, quoique ce dernier ne le fût déjà pas mal. Vous jugez bien qu'elle avait informé le curé de toute notre histoire; et comme il y a des temps où les malheurs fondent sur les gens avec furie (car on ne saurait le penser autrement), cet honnête homme, en allant voir ses confrères, avait fait une chute six semaines après notre départ, accident dangereux pour un homme âgé; il n'avait pu se lever depuis, et il ne faisait que languir; et les fâcheuses nouvelles qu'il reçut de sa soeur venant là-dessus, il tomba dans des infirmités qui l'obligèrent de se nommer un successeur, et dont son esprit se ressentit autant que son corps. Il eut cependant le temps de nous envoyer encore quelque argent; après quoi il ne fut plus question de le compter même parmi les vivants. Je frissonne encore en me ressouvenant de ces choses-là: il faut que la terre soit un séjour bien étranger pour la vertu, car elle ne fait qu'y souffrir. La guérison de la soeur était presque désespérée, quand nous apprîmes l'état du frère. A la lecture de la lettre qui nous en informait, elle fit un cri, et s'évanouit. De mon côté, toute en pleurs, j'appelai à son secours, elle revint à elle, et ne versa pas une larme. Je ne lui vis plus, dès ce moment, qu'une résignation courageuse; son coeur devint plus ferme: ce ne fut plus cette amitié toujours inquiète qu'elle avait eue pour moi, ce fut une tendresse vertueuse qui me remit avec confiance entre les mains de celui qui dispose de tout. Quand son évanouissement fut pa**é et que nous fûmes seules, elle me dit d'approcher, parce qu'elle avait à me parler. Laissez-moi, ma chère amie, vous dire une partie de son discours: le ressouvenir m'en est encore cher, et ce sont les dernières paroles que j'ai entendues d'elle: "Marianne, me dit-elle, je n'ai plus de frère; quoiqu'il ne soit pas encore mort, c'est comme s'il ne vivait plus et pour vous et pour moi. Je sens aussi que vous me perdrez bientôt; mais Dieu le veut, cela me console de l'état où je vous laisse, tout triste qu'il est: il a ses vues pour vous qui valent mieux que les miennes. Peut-être languirai-je encore quelque temps, peut-être mourrai-je dans la première faiblesse qui me prendra (elle ne disait que trop vrai). Je n'oserais vous donner l'argent qui me reste; vous êtes trop jeune, et l'on pourrait vous tromper: je veux le remettre entre les mains du religieux qui me vient voir; je le prierai d'en disposer sagement pour vous: il est notre voisin; s'il ne vient pas aujourd'hui, vous irez le chercher demain, afin que je lui parle. Après cette unique précaution qui me reste à prendre pour vous, je n'ai plus qu'une chose à vous dire: c'est d'être toujours sage. Je vous ai élevée dans l'amour de la vertu; si vous gardez votre éducation, tenez, Marianne, vous serez héritière du plus grand trésor qu'on puisse vous laisser: car avec lui, ce sera vous, ce sera votre âme qui sera riche. Il est vrai, mon enfant, que cela n'empêchera pas que vous ne soyez pauvre du côté de la fortune, et que vous n'ayez encore de la peine à vivre; peut-être aussi Dieu récompensera-t-il votre sagesse dès ce monde. Les gens vertueux sont rares, mais ceux qui estiment la vertu ne le sont pas; d'autant plus qu'il y a mille occasions dans la vie où l'on a absolument besoin des personnes qui en ont. Par exemple, on ne veut se marier qu'à une honnête fille: est-elle pauvre? on n'est point déshonoré en l'épousant; n'a-t-elle que des richesses sans vertu? on se déshonore; et les hommes seront toujours dans cet esprit-là, cela est plus fort qu'eux, ma fille; ainsi vous trouverez quelque jour votre place; et d'ailleurs, la vertu est si douce, si consolante dans le coeur de ceux qui en ont! Fussent-ils toujours pauvres, leur indigence dure si peu, la vie est si courte! Les hommes qui se moquent le plus de ce qu'on appelle sagesse traitent pourtant si cavalièrement une femme qui se laisse séduire, ils acquièrent des droits si insolents avec elle, ils la punissent tant de son désordre, ils la sentent si dépourvue contre eux, si désarmée, si dégradée, à cause qu'elle a perdu cette vertu dont ils se moquaient, qu'en vérité, ma fille, ce n'est que faute d'un peu de réflexion qu'on se dérange. Car, en y songeant, qui est-ce qui voudrait cesser d'être pauvre, à condition d'être infâme?" Quelqu'un de la maison, qui entra alors, l'empêcha d'en dire davantage; peut-être êtes-vous curieuse de savoir, ce que je lui répondis. Rien, car je n'en eus pas la force. Son discours et les idées de sa mort m'avaient bouleversé l'esprit: je lui tenais son bras que je baisai mille fois, voilà tout. Mais je ne perdis rien de tout ce qu'elle me dit, et en vérité je vous le rapporte presque mot pour mot, tant j'en fus frappée; aussi avais-je alors quinze ans et demi pour le moins, avec toute l'intelligence qu'il fallait pour entendre cela. Venons maintenant à l'usage que j'en ai fait. Que de folies je vais bientôt vous dire! Faut-il qu'on ne soit sage que quand il n'y a point de mérite à l'être! Que veut-on dire en parlant de quelqu'un, quand on dit qu'il est en âge de raison? C'est mal parler: cet âge de raison est bien plutôt l'âge de la folie. Quand cette raison nous est venue, nous l'avons comme un bijou d'une grande beauté, que nous regardons souvent, que nous estimons beaucoup, mais que nous ne mettons jamais en oeuvre. Souffrez mes petites réflexions; j'en ferai toujours quelqu'une en pa**ant: mes faiblesses m'ont bien acquis le droit d'en faire. Poursuivons. J'ai été jusqu'ici à la charge d'autrui, et je vais bientôt être à la mienne. La soeur du curé m'avait dit qu'elle craignait de mourir dans la première faiblesse qui lui prendrait, et elle prophétisait. Je ne voulus point me coucher cette nuit-là; je la veillai. Elle reposa a**ez tranquillement jusqu'à deux heures après minuit; mais alors je l'entendis se plaindre; je courus à elle, je lui parlai, elle n'était plus en état de me répondre. Elle ne fit que me serrer la main très légèrement, et elle avait le visage d'une personne expirante. La frayeur alors s'empara de moi, et ce fut une frayeur qui me vint de la certitude de la perdre: je tombai dans l'égarement; je n'ai de ma vie rien senti de si terrible; il me sembla que tout l'univers était un désert où j'allais rester seule. Je connus combien je l'aimais, combien elle m'avait aimée; tout cela se peignit dans mon coeur d'une manière si vive que cette image-là me désolait. Mon Dieu! combien de douleur peut entrer dans notre âme, jusqu'à quel degré peut-on être sensible! Je vous avouerai que l'épreuve que j'ai fait de cette douleur dont nous sommes capables est une des choses qui m'a le plus épouvantée dans ma vie, quand j'y ai songé; je lui dois même le goût de retraite où je suis à présent. Je ne sais point philosopher, et je ne m'en soucie guère, car je crois que cela n'apprend rien qu'à discourir; les gens que j'ai entendu raisonner là-dessus ont bien de l'esprit a**urément; mais je crois que sur certaine matière ils ressemblent à ces nouvellistes qui font des nouvelles quand ils n'en ont points, ou qui corrigent celles qu'ils reçoivent quand elles ne leur plaisent pas. Je pense, pour moi, qu'il n'y a que le sentiment qui nous puisse donner des nouvelles un peu sûres de nous, et qu'il ne faut pas trop se fier à celles que notre esprit veut faire à sa guise, car je le crois un grand visionnaire. Mais reprenons vite mon récit; je suis toute honteuse du raisonnement que je viens de faire, et j'étais toute glorieuse en le faisant: vous verrez que j'y prendrai goût; car dans tout il n'y a, dit-on, que le premier pas qui coûte. Eh! pourquoi n'y reviendrais-je pas? Est-ce à cause que je ne suis qu'une femme, et que je ne sais rien? Le bon sens est de tout s**e; je ne veux instruire personne; j'ai cinquante ans pa**és; et un honnête homme très savant me disait l'autre jour que, quoique je ne susse rien, je n'étais pas plus ignorante que ceux qui en savaient plus que moi. Oui, c'est un savant du premier ordre qui a parlé comme cela; car ces hommes, tout fiers qu'ils sont de leur science, ils ont quelquefois des moments où la vérité leur échappe d'abondance de coeur, et où ils se sentent si las de leur présomption, qu'ils la quittent pour respirer en francs ignorants comme ils sont: cela les soulage, et moi, de mon côté, j'avais besoin de dire un peu ce que je pensais d'eux. Je fus donc frappée d'une douleur mortelle en voyant que cette vertueuse fille; à qui je devais tant, se mourait; elle avait eu beau me parler de sa mort, je n'avais point imaginé que sa maladie la conduisît jusque-là. Mes gémissements firent retentir la maison, ils réveillèrent tout le monde; l'hôte et l'hôtesse, se doutant de la vérité, se levèrent et vinrent frapper à la porte de notre chambre; je l'ouvris sans savoir que je l'ouvrais: ils me parlèrent, et je faisais des cris pour toute réponse; ils furent bientôt instruits de la cause de ma désolation, et voulurent secourir cette fille expirante, et peut-être déjà expirée, car elle n'avait plus de mouvement; mais une demi-heure après, on vit qu'elle était morte. Les domestiques arrivèrent, il se fit un fracas pendant lequel je perdis connaissance, et on me porta dans une chambre voisine sans que je le sentisse. De l'état où je fus ensuite, je n'en parlerai point, vous le devinez bien; et moi-même ce récit-là m'attriste encore. Enfin me voilà seule, et sans autre guide qu'une expérience de quinze ans et demi, plus ou moins. Comme la défunte m'avait fait pa**er pour sa nièce, et que j'avais l'air raisonnable, on me rendit compte de tout ce qu'on disait lui avoir trouvé, et qui ne valait pas la peine qu'on y fît plus de cérémonie; quand même on m'aurait remis tout ce qu'il y avait. Mais une partie du linge fut volé avec d'autres bagatelles; et de près de quatre cents livres que je savais qui lui restaient, on en prit bien la moitié, je pense; je m'en plaignis, mais si faiblement que je n'insistai point. Dans l'affliction où j'étais, je n'avais plus rien à coeur. Comme je ne voyais plus personne qui prît part à moi ni à ma vie, je n'y en prenais plus moi-même; et cette manière de penser me mettait dans un état qui ressemblait à de la tranquillité: mais qu'on est à plaindre avec cette tranquillité-là! on est plus digne de pitié que dans le désespoir le plus emporté. Tout le monde de la maison paraissait s'intéresser beaucoup à moi, surtout l'hôte et sa femme, qui venaient tendrement me consoler d'un malheur dont ils avaient fait leur profit; et tout est plein de pareilles gens dans la vie: en général, personne ne marque tant de zèle pour adoucir vos peines, que les fourbes qui les ont causées et qui y gagnent. Je laissai vendre des habits dont on me donna ce qu'on voulut, et il y avait déjà quinze jours que ma chère tante, comme on l'appelait, et je dirais volontiers ma chère mère, ou plutôt mon unique amie, car il n'y a point de qualité qui ne le cède à celle-là, ni de coeur plus tendre, plus infaillible que le coeur inspiré par la véritable amitié; il y avait donc déjà quinze jours que cette amie était morte, et je les avais pa**és dans cette auberge sans savoir ce que je deviendrais, ni sans m'en mettre en peine, quand ce religieux, dont j'ai déjà parlé, qui venait souvent voir la défunte, et qui avait été malade aussi, vint encore pour savoir de ses nouvelles. Il apprit sa mort avec chagrin; et comme il était le seul qui sût le secret de ma naissance, que la défunte avait trouvé à propos de l'en instruire, et que je savais qu'il en était instruit, je le vis arriver avec plaisir. Il fut extrêmement sensible à mon malheur, et au peu de souci que j'avais de moi dans ma consternation; il me parla là-dessus d'une manière très touchante, me fit envisager les dangers que je courais en restant dans cette maison seule et sans être réclamée de qui que ce soit au monde: et effectivement c'était une situation qui m'exposait d'autant plus que j'étais d'une figure très aimable, et à cet âge où les grâces sont si charmantes, parce qu'elles sont ingénues et toutes fraîches écloses. Son discours fit son effet: j'ouvris les yeux sur mon état, et je pris de l'inquiétude de ce que je deviendrais; cette inquiétude me jeta encore mille fantômes dans l'esprit. Où irai-je, lui disais-je en fondant en larmes; je n'ai personne sur la terre qui me connaisse; je ne suis la fille ni la parente de qui que ce soit! A qui demanderai-je du secours? Qui est-ce qui est obligé de m'en donner? Que ferai-je en sortant d'ici? L'argent que j'ai ne me durera pas longtemps, on peut me le prendre, et voilà la première fois que j'en ai et que j'en dépense. Ce bon religieux ne savait que me répondre; je crus même voir à la fin que je lui étais à charge, parce que je le conjurais de me conduire; et, ces bonnes gens, quand ils vous ont parlé, qu'ils vous ont exhorté, ils ont fait pour vous tout ce qu'ils peuvent faire. De retourner à mon village, c'était une folie, je n'y avais plus d'asile; je n'y retrouverais qu'un vieillard tombé dans l'imbécillité, qui avait tout vendu pour nous envoyer le dernier argent que nous avions reçu, et qui achevait de mourir sous la tutelle d'un successeur que je ne connaissais pas, à qui j'étais inconnue, ou pour le moins indifférente. Il n'y avait donc nulle ressource de ce côté-là, et en vérité la tête m'en tournait de frayeur. Enfin, ce religieux, à force de chercher et d'imaginer, pensa à un homme de considération, charitable et pieux, qui s'était, disait-il, dévoué aux bonnes oeuvres, et à qui il promit de me recommander dès le lendemain. Mais je n'entendais plus raison, il n'y avait point de lendemain à me promettre, je ne pouvais supporter d'attendre jusque-là; je pleurais, je me désolais: il voulait sortir, je le retenais, je me jetais à ses genoux. Point de lendemain, lui disais-je, tirez-moi d'ici tout à l'heure, ou bien vous allez me jeter au désespoir. Que voulez-vous que je fa**e ici? On m'y a déjà pris une partie de ce que j'avais; peut-être cette nuit me prendra-t-on le reste: on peut m'enlever, je crains pour ma vie, je crains pour tout, et a**urément, je n'y resterai point, je mourrai plutôt, je fuirai, et vous en serez fâché. Ce religieux alors, qui était dans un embarras cruel, et qui ne pouvait se débarra**er de moi, s'arrêta, se mit à rêver un moment, ensuite prit une plume et du papier, et écrivit un billet à la personne dont il m'avait parlé. Il me le lut; le billet était pressant; il la conjurait, par toute sa religion, de venir où nous étions. Dieu vous y réserve, lui disait-il, l'action de charité la plus précieuse à ses yeux, et la plus méritoire que vous ayez jamais faite; et pour l'exciter encore davantage, il lui marquait mon s**e, mon âge et ma figure, et tout ce qui pouvait en arriver, ou par ma faiblesse, ou par la corruption des autres. Le billet écrit, je le fis porter à son adresse, et en attendant la réponse, je gardais ce religieux à vue, car j'avais résolu de ne point coucher cette nuit-là dans la maison. Je ne saurais pourtant vous dire précisément quel était l'objet de ma peur, et voilà pourquoi elle était si vive: tout ce que je sais, c'est que je me représentais la physionomie de mon hôte, que je n'avais jamais trop remarquée jusque-là; et dans cette physionomie alors, j'y trouvais des choses terribles; celle de sa femme me paraissait sombre, ténébreuse; les domestiques avaient la mine de ne valoir rien. Enfin tous ces visages-là me faisaient frémir, je n'y pouvais tenir; je voyais des épées, des poignards, des a**a**inats, des vols, des insultes; mon sang se glaçait aux périls que je me figurais: car quand une fois l'imagination est en train, malheur à l'esprit qu'elle gouverne. J'entretenais le religieux de mes idées noires, quand celui qui avait fait notre message nous vint dire que le carrosse de l'honnête homme en question nous attendait en bas, et qu'il n'avait pu ni écrire ni venir lui-même, parce qu'il était en affaire quand il avait reçu le billet. Sur-le-champ je fis mon paquet; on aurait dit qu'on me rachetait la vie; je fis appeler cet hôte et cette hôtesse si effrayants; et il est vrai qu'ils n'avaient pas trop bonne mine, et que l'imagination n'avait pas grand ouvrage à faire pour les rendre désagréables. Ce qui est de sûr, c'est que j'ai toujours retenu leurs visages; je les vois encore, je les peindrais, et dans le cours de ma vie, j'ai connu quelques honnêtes gens que je ne pouvais souffrir, à cause que leur physionomie avait quelque air de ces visages-là. Je montai donc dans le carrosse avec ce religieux, et nous arrivons chez la personne en question. C'était un homme de cinquante à soixante ans, encore a**ez bien fait, fort riche, d'un visage doux et sérieux, où l'on voyait un air de mortification qui empêchait qu'on ne remarquât tout son embonpoint. Il nous reçut bonnement et sans façon, et sans autre compliment que d'embra**er d'abord le religieux; il jeta un coup d'oeil sur moi et puis nous fit a**eoir. Le coeur me battait, j'était honteuse, embarra**ée; je n'osais lever les yeux; mon petit amour-propre était étonné, et ne savait où il en était. Voyons, de quoi s'agit-il? dit alors notre homme pour entamer la conversation, et en prenant la main du religieux, qu'il serra avec componction dans la sienne. Là-dessus le religieux lui conta mon histoire. Voilà, répondit-il, une aventure bien particulière et une situation bien triste! Vous pensiez juste, mon père, quand vous m'avez écrit qu'on ne pouvait faire une meilleure action que de rendre service à mademoiselle. Je le crois de même, elle a plus besoin de secours qu'un autre par mille raisons, et je vous suis obligé de vous être adressé à moi pour cela; je bénis le moment où vous avez été inspiré de m'avertir, car je suis pénétré de ce que je viens d'entendre; allons, examinons un peu de quelle façon nous nous y prendrons. Quel âge avez-vous, ma chère enfant? ajouta-t-il en me parlant avec une charité cordiale. A cette question je me mis à soupirer sans pouvoir répondre. Ne vous affligez pas, me dit-il, prenez courage, je ne demande qu'à vous être utile; et d'ailleurs Dieu est le maître, il faut le louer de tout ce qu'il fait: dites-moi donc, quel âge avez-vous à peu près? Quinze ans et demi, repris-je, et peut-être plus. Effectivement, dit-il en se retournant du côté du père, à la voir on lui en donnerait davantage; mais, sur sa physionomie, j'augure bien de son coeur et du caractère de son esprit: on est même porté à croire qu'elle a de la naissance; en vérité, son malheur est bien grand! Que les desseins de Dieu sont impénétrables! Mais revenons au plus pressé, ajouta-t-il après s'être ainsi prosterné en esprit devant les desseins de Dieu: comme vous n'avez nulle fortune dans ce monde, il faut voir à quoi vous vous destinez: la demoiselle qui est morte n'avait-elle rien résolu pour vous? Elle avait, lui dis-je, intention de me mettre chez une marchande. Fort bien, reprit-il, j'approuve ses vues; sont-elles de votre goût? Parlez franchement, il y a plusieurs choses qui peuvent vous convenir; j'ai, par exemple, une belle-soeur qui est une personne très raisonnable, fort à son aise, et qui vient de perdre une demoiselle qui était à son service, qu'elle aimait beaucoup, et à qui elle aurait fait du bien dans la suite; si vous vouliez tenir sa place, je suis persuadé qu'elle vous prendrait avec plaisir. Cette proposition me fit rougir. Hélas! monsieur, lui dis-je, quoique je n'aie rien, et que je ne sache à qui je suis, il me semble que j'aimerais mieux mourir que d'être chez quelqu'un en qualité de domestique; et si j'avais mon père et ma mère, il y a toute apparence que j'en aurais moi-même, au lieu d'en servir à personne. Je lui répondis cela d'une manière fort triste; après quoi, versant quelques larmes: Puisque je suis obligée de travailler pour vivre, ajoutai-je en sanglotant, je préfère le plus petit métier qu'il y ait, et le plus pénible, pourvu que je sois libre, à l'état dont vous me parlez, quand j'y devrais faire ma fortune. Eh! mon enfant, me dit-il, tranquillisez-vous; je vous loue de penser comme cela, c'est une marque que vous avez du coeur, et cette fierté-là est permise. Il ne faut pas la pousser trop loin, elle ne serait plus raisonnable: quelque conjecture avantageuse qu'on puisse faire de votre naissance, cela ne vous donne aucun état, et vous devez vous régler là-dessus: mais enfin nous suivrons les vues de cette amie que vous avez perdue; il en coûtera davantage, c'est une pension qu'il faudra payer; mais n'importe, dès aujourd'hui vous serez placée: je vais vous mener chez ma marchande de linge, et vous y serez la bienvenue; êtes-vous contente? Oui monsieur, lui dis-je, et jamais je n'oublierai vos bontés. Profitez-en, mademoiselle, dit alors le religieux qui nous avait jusque-là laissé faire tout notre dialogue, et comportez-vous: d'une manière qui récompense monsieur des soins où sa piété l'engage pour vous. Je crains bien, reprit alors notre homme d'un ton dévot et scrupuleux, je crains bien de n'avoir point de mérite à la secourir, car je suis trop sensible à son infortune. Alors il se leva et dit: Ne perdons point de temps, il se fait tard, allons chez la marchande dont je vous ai parlé, mademoiselle; pour vous, mon père, vous pouvez à présent vous retirer, je vous rendrai bon compte du dépôt que vous me confiez. Là-dessus, le religieux nous quitta, je le remerciai de ses peines en bégayant, car j'étais toute troublée, et nous voilà en chemin dans le carrosse de mon bienfaiteur. Je voudrais bien pouvoir vous dire tout ce qui se pa**ait dans mon esprit, et comment je sortis de cette conversation que je venais d'essuyer, et dont je ne vous ai dit que la moindre partie, car il y eut bien d'autres discours très mortifiants pour moi. Et il est bon de vous dire que, toute jeune que j'étais, j'avais l'âme un peu fière; on m'avait élevée avec douceur, et même avec des égards, et j'étais bien étourdie d'un entretien de cette espèce. Les bienfaits des hommes sont accompagnés d'une maladresse si humiliante pour les personnes qui les reçoivent! Imaginez-vous qu'on avait épluché ma misère pendant une heure, qu'il n'avait été question que de la compa**ion que j'inspirais, du grand mérite qu'il y aurait à me faire du bien et puis c'était la religion qui voulait qu'on prit soin de moi ensuite venait un faste de réflexions charitables, une enflure de sentiments dévots. Jamais la charité n'étala ses tristes devoirs avec tant d'appareil; j'avais le coeur noyé dans la honte; et puisque j'y suis, je vous dirai que c'est quelque chose de bien cruel que d'être abandonné au secours de certaines gens: car qu'est-ce qu'une charité qui n'a point de pudeur avec le misérable, et qui, avant que de le soulager, commence par écraser son amour-propre? La belle chose qu'une vertu qui fait le désespoir de celui sur qui elle tombe! Est-ce qu'on est charitable à cause qu'on fait des oeuvres de charité? Il s'en faut bien; quand vous venez vous appesantir sur le détail de mes maux, dirais-je à ces gens-là, quand vous venez me confronter avec toute ma misère, et que le cérémonial de vos questions, ou plutôt de l'interrogatoire dont vous m'accablez, marche devant les secours que vous me donnez, voilà ce que vous appelez faire une oeuvre de charité; et moi je dis que c'est une oeuvre brutale et haïssable, oeuvre de métier et non de sentiment. J'ai fini; que ceux qui ont besoin de leçons là-dessus profitent de celle que je leur donne; elle vient de bonne part, car je leur parle d'après mon expérience. Je me suis laissée dans le carrosse avec mon homme pour aller chez la marchande: je me souviens qu'il me questionnait beaucoup dans le chemin, et que je lui répondais d'un ton bas et douloureux; je n'osais me remuer, je ne tenais presque point de place, et j'avais le coeur mort. Cependant, malgré l'anéantissement où je me sentais, j'étais étonnée des choses dont il m'entretenait; je trouvais sa conversation singulière; il me semblait que mon homme se mitigeait, qu'il était plus flatteur que zélé, plus généreux que charitable; il me paraissait tout changé. Je vous trouve bien gênée avec moi, me disait-il; je ne veux point vous voir dans cette contrainte-là, ma chère fille: vous me haïriez bientôt, quoique je ne vous veuille que du bien. Notre conversation avec ce religieux vous a rendue triste: le zèle de ces gens-là n'est pas consolant; il est dur, et il faut faire comme eux. Mais moi, j'ai naturellement le coeur bon; ainsi, vous pouvez me regarder comme votre ami, comme un homme qui s'intéresse à vous de tout son coeur, et qui veut avoir votre confiance, entendez-vous? Je me retiens le privilège de vous donner quelques conseils, mais je ne prétends pas qu'ils vous effarouchent. Je vous dirai, par exemple, que vous êtes jeune et jolie, et que ces deux belles qualités vont vous exposer aux poursuites du premier étourdi qui vous verra, et que vous feriez mal de l'écouter, parce que cela ne vous mènerait à rien et ne mérite pas votre attention; c'est à votre fortune à qui il faut que vous la donniez, et à tout ce qui pourra l'avancer. Je sais bien qu'à votre âge on est charmée de plaire, et vous plairez même sans y tâcher, j'en suis sûr; mais du moins ne vous souciez point trop de plaire à tout le monde, surtout à mille petits soupirants que vous ne devez pas regarder dans la situation où vous êtes. Ce que je vous dis là n'est point d'une sévérité outrée, continua-t-il d'un air aisé en me prenant la main, que j'avais belle. Non, monsieur, lui dis-je. Et puis, voyant que j'étais sans gants: Je veux vous en acheter, me dit-il; cela conserve les mains, et quand on les a belles, il faut y prendre garde. Là-dessus il fait arrêter le carrosse, et m'en prit plusieurs paires que j'essayai toutes avec le secours qu'il me prêtait, car il voulut m'aider; et moi, je le laissais faire en rougissant de mon obéissance; et je rougissais sans savoir pourquoi, seulement par un instinct qui me mettait en peine de ce que cela pouvait signifier. Toutes ces petites particularités, au reste, je vous les dis parce qu'elles ne sont pas si bagatelles qu'elles le paraissent. Nous arrivâmes enfin chez la marchande, qui me parut une femme a**ez bien faite, et qui me reçut aux conditions dont ils convinrent pour ma pension. Il me semble qu'il lui parla longtemps à part; mais je n'imaginai rien là-dessus, et il s'en alla en disant qu'il nous reviendrait voir dans quelques jours, et en me recommandant extrêmement à la marchande, qui, après qu'il fut parti, me fit voir une petite chambre où je mis mes hardes, et où je devais coucher avec une compagne. Cette marchande, il faut que je vous la nomme pour la facilité de l'histoire. Elle s'appelait Mme Dutour; c'était une veuve qui, je pense, n'avait pas plus de trente ans; une grosse réjouie qui, à vue d'oeil, paraissait la meilleure femme du monde; aussi l'était-elle. Son domestique était composé d'un petit garçon de six ou sept ans qui était son fils, d'une servante, et d'une nommée Mlle Toinon, sa fille de boutique Quand je serais tombée des nues, je n'aurais pas été plus étourdie que je l'étais; les personnes qui ont du sentiment sont bien plus abattues que d'autres dans de certaines occasions, parce que tout ce qui leur arrive les pénètre; il y a une tristesse stupide qui les prend, et qui me prit: Mme Dutour fit de son mieux pour me tirer de cet état-là. Allons, mademoiselle Marianne, me disait-elle (car elle avait demandé mon nom), vous êtes avec de bonnes gens, ne vous chagrinez point, j'aime qu'on soit gaie; qu'avez-vous qui vous fâche? Est-ce que vous vous déplaisez ici? Moi, dès que je vous ai vue, j'ai pris de l'amitié pour vous; tenez, voilà Toinon qui est une bonne enfant, faites connaissance ensemble. Et c'était en soupant qu'elle me tenait ce discours, à quoi je ne répondais que par une inclination de tête et avec une physionomie dont la douceur remerciait sans que je parla**e. Quelquefois, je m'encourageais jusqu'à dire: Vous avez bien de la bonté; mais, en vérité, j'étais déplacée, et je n'étais pas faite pour être là. je sentais, dans la franchise de cette femme-là, quelque chose de grossier qui me rebutait. Je n'avais pourtant encore vécu qu'avec mon curé et sa soeur, et ce n'était pas des gens du monde, il s'en fallait bien; mais je ne leur avais vu que des manières simples et non pas grossières: leurs discours étaient unis et sensés; d'honnêtes gens vivants médiocrement pouvaient parler comme ils parlaient, et je n'aurais rien imaginé de mieux, si je n'avais jamais vu autre chose: au lieu qu'avec ces gens-ci, je n'étais pas contente, je leur trouvais un jargon, un ton brusque qui blessait ma délicatesse. Je me disais déjà que dans le monde, il fallait qu'il y eût quelque chose qui valait mieux que cela; je soupirais après, j'étais triste d'être privée de ce mieux que je ne connaissais pas. Dites-moi d'où cela venait? Où est-ce que j'avais pris mes délicatesses? Etaient-elles dans mon sang? cela se pourrait bien; venaient-elles du séjour que j'avais fait à Paris? cela se pourrait encore: il y a des âmes perçantes à qui il n'en faut pas beaucoup montrer pour les instruire, et qui, sur le peu qu'elles voient, soupçonnent tout d'un coup tout ce qu'elles pourraient voir. La mienne avait le sentiment bien subtil, je vous a**ure, surtout dans les choses de sa vocation, comme était le monde. Je ne connaissais personne à Paris, je n'en avais vu que les rues, mais dans ces rues il y avait des personnes de toutes espèces, il y avait des carrosses, et dans ces carrosses un monde qui m'était très nouveau, mais point étranger. Et sans doute, il y avait en moi un goût naturel qui n'attendait que ces objets-là pour s'y prendre, de sorte que, quand je les voyais, c'était comme si j'avais rencontré ce que je cherchais. Vous jugez bien qu'avec ces dispositions, Mme Dutour ne me convenait point, non plus que Mlle Toinon, qui était une grande fille qui se redressait toujours, et qui maniait sa toile avec tout le jugement et toute la décence possible; elle y était toute entière, et son esprit ne pa**ait pas son aune. Pour moi, j'étais si gauche à ce métier-là, que je l'impatientais à tout moment. Il fallait voir de quel air elle me reprenait, avec quelle fierté de savoir elle corrigeait ma maladresse: et ce qui est plaisant, c'est que l'effet ordinaire de ces corrections, c'était de me rendre encore plus maladroite, parce que j'en devenais plus dégoûtée. Nous couchions dans la même chambre, comme je vous l'ai déjà dit, et là elle me donnait des leçons pour parvenir, disait-elle; ensuite, elle me contait l'état de ses parents, leurs facultés, leur caractère, ce qu'ils lui avaient donné pour ses dernières étrennes. Après venait un amant qu'elle avait, qui était un beau garçon fait au tour; et puis nous irions nous promener ensemble; et moi, sans en avoir d'envie, je lui répondais que je le voulais bien. Les inclinations de Mme Dutour n'étaient pas oubliées: son amant l'aurait déjà épousée; mais il n'était pas a**ez riche, et en attendant, il la voyait toujours, venait souvent manger chez elle, et elle lui faisait un peu trop bonne chère. C'est pour vous divertir que je vous conte cela; pa**ez-le, si cela vous ennuie. M. de Climal (c'était ainsi que s'appelait celui qui m'avait mis chez Mme Dutour) revint trois ou quatre jours après m'avoir laissée là. J'étais alors dans notre chambre avec Mlle Toinon, qui me montrait ses belles hardes, et qui sortit, par savoir-vivre, dès qu'il fut entré. Eh bien! mademoiselle, comment vous trouvez-vous ici? me dit-il. Mais, monsieur, répondis-je, j'espère que je m'y ferai. J'aurais, répondit-il, grande envie que vous fussiez contente, car je vous aime de tout mon coeur, vous m'avez plu tout d'un coup, et je vous en donnerai toutes les preuves que je pourrai. Pauvre enfant! que j'aurai de plaisir à vous rendre service! Mais je veux que vous ayez de l'amitié pour moi. Il faudrait que je fusse bien ingrate pour en manquer, lui répondis-je. Non, non, reprit-il, ce ne sera point par ingratitude que vous ne m'aimerez point; c'est que vous n'aurez pas avec moi une certaine liberté que je veux que vous ayez. Je sais trop le respect que je vous dois, lui dis-je. Il n'est pas sûr que vous m'en deviez, dit-il, puisque nous ne savons pas qui vous êtes; mais, Marianne, ajouta-t-il, en me prenant la main qu'il serrait imperceptiblement, ne seriez-vous pas un peu plus familière avec un ami qui vous voudrait autant de bien que je vous en veux? Voilà ce que je demande: vous lui diriez vos sentiments, vos goûts; vous aimeriez à le voir. Pourquoi ne feriez-vous pas de même avec moi? Oh! que j'y veux mettre ordre absolument, ou nous aurons querelle ensemble. A propos, j'oubliais à vous donner de l'argent. Et en disant cela, il me mit quelques louis d'or dans la main. Je les refusai d'abord, et lui dis qu'il me restait quelque argent de la défunte; mais, malgré cela, il me força de les prendre. Je les pris donc avec honte, car cela m'humiliait; mais je n'avais pas de fierté à écouter là-dessus avec un homme qui s'était chargé de moi, pauvre orpheline, et qui paraissait vouloir me tenir lieu de père. Je fis une révérence a**ez sérieuse en recevant ce qu'il me donnait. Eh! me dit-il, ma chère Marianne, laissons là les révérences, et montrez-moi que vous êtes contente. Combien m'allez-vous saluer de fois pour un habit que je vais vous acheter? voyons. Je ne fis pas, ce me semble, une grande attention à l'habit qu'il me promettait, mais il dit cela d'un air si bon et si badin, qu'il me gagna le coeur, je vous l'avoue. Mes répugnances me quittèrent, un vif sentiment de reconnaissance en prit la place; et je me jetai sur son bras que j'embra**ai de fort bonne grâce et presque en pleurant de. sensibilité. Il fut charmé de mon mouvement, et me prit la main, qu'il baisa d'une manière fort tendre; façon de faire qui, au milieu de mon petit transport, me parut encore singulière, mais toujours de cette singularité qui m'étonnait sans rien m'apprendre, et que je penchais à regarder comme des expressions un peu extraordinaires de son bon coeur. Quoi qu'il en soit, la conversation, de ma part, devint dès ce moment-là plus aisée, mon aisance me donna des grâces qu'il ne me connaissait pas encore; il s'arrêtait de temps en temps à me considérer avec une tendresse dont je remarquais toujours l'excès, sans y entendre plus de finesse. Il n'y avait pas moyen; non plus, qu'alors j'en pénétra**e davantage; mon imagination avait fait son plan sur cet homme-là, et quoique je le visse enchanté de moi, rien n'empêchait que ma jeunesse, ma situation, mon esprit et mes grâces ne lui eussent donné pour moi une affection très innocente. On peut se prendre d'une tendre amitié pour les personnes de mon âge dont on veut avoir soin; on se plaît à leur voir du mérite, parce que nos bienfaits nous en feront plus d'honneur; enfin on aime ordinairement à voir l'objet de sa générosité; et tous les motifs de simple tendresse qu'un bienfaiteur peut avoir dans ce cas-là, une fille de plus de quinze ans et demi, quoiqu'elle n'ait rien vu, les sent et les devine confusément; elle n'en est non plus surprise que de voir l'amour de son père et de sa mère pour elle; et voilà comment j'étais: je l'aurais plutôt pris pour un original dans ses façons que pour ce qu'il était. Il avait beau reprendre ma main, l'approcher de sa bouche en badinant, je n'admirais là-dedans que la rapidité de son inclination pour moi, et cela me touchait plus que tous ses bienfaits; car, à l'âge où j'étais, quand on n'a point encore souffert, on ne sait point trop l'avantage qu'il y a d'être dépourvue de tout. Peut-être devrais-je pa**er tout ce que je vous dis là; mais je vais comme je puis, je n'ai garde de songer que je vous fais un livre, cela me jetterait dans un travail d'esprit dont je ne sortirais pas; je m'imagine que je vous parle, et tout pa**e dans la conversation. Continuons-la donc. Dans ce temps, on se coiffait en cheveux, et jamais créature ne les a eus plus beaux que moi; cinquante ans que j'ai n'en ont fait que diminuer la quantité, sans en avoir changé la couleur, qui est encore du plus clair châtain. M. de Climal les regardait, les touchait avec pa**ion; mais cette pa**ion, je la regardais comme un pur badinage. Marianne, me disait-il quelquefois, vous n'êtes point si à plaindre: de si beaux cheveux et ce visage-là ne vous laisseront manquer de rien. Ils ne me rendront ni mon père ni ma mère, lui répondis-je. Ils vous feront aimer de tout le monde, me dit-il; et pour moi, je ne leur refuserai jamais rien. Oh! pour cela, monsieur, lui dis-je, je compte sur vous et sur votre bon coeur. Sur mon bon coeur? reprit-il en riant; eh! vous parlez donc de coeur, chère enfant, et le vôtre, si je vous le demandais, me le donneriez-vous? Hélas! vous le méritez bien, lui dis-je naïvement. A peine lui eus-je répondu cela, que je vis dans ses yeux quelque chose de si ardent, que ce fut un coup de lumière pour moi; sur-le-champ je me dis en moi-même: Il se pourrait bien faire que cet homme-là m'aimât comme un amant aime une maîtresse; car enfin, j'en avais vu, des amants, dans mon village, j'avais entendu parler d'amour, j'avais même déjà lu quelques romans à la dérobée; et tout cela, joint aux leçons que la nature nous donne, m'avait du moins fait sentir qu'un amant était bien différent d'un ami; et sur cette différence, que j'avais comprise à ma manière, tout d'un coup les regards de M. de Climal me parurent d'une espèce suspecte. Cependant, je ne regardai pas l'idée qui m'en vint sur-le-champ comme une chose encore bien sûre; mais je devais bientôt en avoir le coeur net; et je commençai toujours, en attendant, par être un peu plus forte et plus à mon aise avec lui. Mes soupçons me défirent presque tout à fait de cette timidité qu'il m'avait tant reprochée; je crus que, s'il était vrai qu'il m'aimât, il n'y avait plus tant de façons à faire avec lui, et que c'était lui qui était dans l'embarras, et non pas moi. Ce raisonnement coula de source, au reste il parait fin, et ne l'est pas; il n'y a rien de si simple, on ne s'aperçoit pas seulement qu'on le fait. Il est vrai que ceux contre qui on raisonne comme cela n'ont pas grand retour à espérer de vous; cela suppose qu'en fait d'amour, on ne se soucie guère d'eux: aussi de ce côté-là M. de Climal m'était-il parfaitement indifférent, et même de cette indifférence qui va devenir haine si on la tourmente; peut-être eût-il été ma première inclination, si nous avions commencé autrement ensemble; mais je ne l'avais connu que sur le pied d'un homme pieux, qui entreprenait d'avoir soin de moi par charité; et je ne sache point de manière de connaître les gens qui éloigne tant de les aimer de ce qu'on appelle amour: il n'y a plus de sentiment tendre à demander à une personne qui n'a fait connaissance avec vous que dans ce goût-là. L'humiliation qu'elle a soufferte vous a fermé son coeur de ce côté-là. Ce coeur en garde une rancune que lui-même il ne sait pas qu'il a, tant que vous ne lui demandez que des sentiments qui vous sont justement dus; mais lui demandez-vous d'une certaine tendresse, oh! c'est une autre affaire: son amour-propre vous reconnaît alors; vous vous êtes brouillé avec lui sans retour là-dessus, il ne vous pardonnera jamais. Et c'est ainsi que j'étais avec M. de Climal. Il est vrai que, si les hommes savaient obliger, je crois qu'ils feraient tout ce qu'ils voudraient de ceux qui leur auraient obligation: car est-il rien de si doux que le sentiment de reconnaissance, quand notre amour-propre n'y répugne point? On en tirerait des trésors de tendresse; au lieu qu'avec les hommes on a besoin de deux vertus, l'une pour empêcher d'être indignée du bien qu'ils vous font, l'autre pour vous en imposer la reconnaissance. M. de Climal m'avait parlé d'un habit qu'il voulait me donner, et nous sortîmes pour l'acheter à mon goût. Je crois que je l'aurais refusé, si j'avais été bien convaincue qu'il avait de l'amour pour moi; car j'aurais eu un dégoût, ce me semble, invincible à profiter de sa faiblesse, surtout ne la partageant pas; car, quand on la partage, on ajuste cela; on s'imagine qu'il y a beaucoup de délicatesse à n'être point délicat là-dessus; mais je doutais encore de ce qu'il avait dans l'âme, et supposé qu'il n'eût que de l'amitié, c'était donc une amitié extrême, qui méritait a**urément le sacrifice de toute ma fierté. Ainsi j'acceptai l'offre de l'habit à tout hasard. L'habit fut acheté: je l'avais choisi; il était noble et modeste, et tel qu'il aurait pu convenir à une fille de condition qui n'aurait pas eu de bien. Après cela, M. de Climal parla de linge, et effectivement j'en avais besoin. Encore autre achat que nous allâmes faire; Mme Dutour aurait pu lui fournir ce linge, mais il avait ses raisons pour n'en point prendre chez elle: c'est qu'il le voulait trop beau. Mme Dutour aurait trouvé la charité outrée; et quoique ce fût une bonne femme qui ne s'en serait pas souciée, et qui aurait cru que ce n'était pas là son affaire, il était mieux de ne pas profiter de la commodité de son caractère, et d'aller ailleurs. Oh! pour le coup, ce fut ce beau linge qu'il voulut que je prisse qui me mit au fait de ses sentiments; je m'étonnai même que l'habit, qui était très propre, m'eût encore laissé quelque doute, car la charité n'est pas galante dans ses présents; l'amitié même, si secourable, donne du bon et ne songe point au magnifique; les vertus des hommes ne remplissent que bien précisément leur devoir, elles seraient plus volontiers mesquines que prodigues dans ce qu'elles font de bien: il n'y a que les vices qui n'ont point de ménage. Je lui dis tout bas que je ne voulais point de linge si distingué, je lui parlai sur ce ton-là sérieusement; il se moqua de moi, et me dit: Vous êtes un enfant, taisez-vous, allez vous regarder dans le miroir, et voyez si ce linge est trop beau pour votre visage. Et puis, sans vouloir m'écouter, il alla son train. Je vous avoue que je me trouvais bien embarra**ée, car je voyais qu'il était sûr qu'il m'aimait, qu'il ne me donnait qu'à cause de cela, qu'il espérait me gagner par là, et qu'en prenant ce qu'il me donnait, moi je rendais ses espérances a**ez bien fondées. Je consultais donc en moi-même ce que j'avais à faire et à présent que j'y pense, je crois que je ne consultais que pour perdre du temps: j'a**emblais je ne sais combien de réflexions dans mon esprit; je me taillais de la besogne, afin que, dans la confusion de mes pensées, j'eusse plus de peine à prendre mon parti, et que mon indétermination en fût plus excusable. Par là je reculais une rupture avec M. de Climal, et je gardais ce qu'il me donnait. Cependant, j'étais bien honteuse de ses vues; ma chère amie, la soeur du curé, me revenait dans l'esprit. Quelle différence affreuse, me disais-je, des secours qu'elle me donnait à ceux que je reçois! Quelle serait la douleur de cette amie, si elle vivait, et qu'elle vît l'état où je suis! Il me semblait que mon aventure violait d'une manière cruelle le respect que je devais à sa tendre amitié; il me semblait que son coeur en soupirait dans le mien; et tout ce que je vous dis là, je ne l'aurais point exprimé, mais je le sentais. D'un autre côté, je n'avais plus de retraite, et M. de Climal m'en donnait une; je manquais de hardes, et il m'en achetait, et c'étaient de belles hardes que j'avais déjà essayées dans mon imagination, et j'avais trouvé qu'elles m'allaient à merveille. Mais je n'avais garde de m'arrêter à cet article qui se mêlait dans mes considérations, car j'aurais rougi du plaisir qu'il me faisait, et j'étais bien aise apparemment que ce plaisir fît son effet sans qu'il y eût de ma faute: souplesse admirable pour être innocent d'une sottise qu'on a envie de faire. Après cela, me dis-je, M. de Climal ne m'a point encore parlé de son amour, peut-être même n'osera-t-il m'en parler de longtemps, et ce n'est point à moi à deviner le motif de ses soins. On m'a menée à lui comme à un homme charitable et pieux, il me fait du bien: tant pis pour lui si ce n'est point dans de bonnes vues, je ne suis point obligée de lire dans sa conscience, et je ne serai complice de rien, tant qu'il ne s'expliquera pas; ainsi j'attendrai qu'il me parle sans équivoque. Ce petit cas de conscience ainsi décidé, mes scrupules se dissipèrent et le linge et l'habit me parurent de bonne prise. Je les emportai chez Mme Dutour; il est vrai qu'en nous en retournant, M. de Climal rendit, par-ci par-là, sa pa**ion encore plus aisée à deviner que de coutume: il se démasquait petit à petit, l'homme amoureux se montrait, je lui voyais déjà la moitié du visage, mais j'avais conclu qu'il fallait que je le visse tout entier pour le reconnaître, sinon il était arrêté que je ne verrais rien. Les hardes n'étaient pas encore en lieu de sûreté, et si je m'étais scandalisée trop tôt, j'aurais peut-être tout perdu. Les pa**ions de l'espèce de celle de M. de Climal sont naturellement lâches; quand on les désespère, elles ne se piquent pas de faire une retraite bien honorable, et c'est un vilain amant qu'un homme qui vous désire plus qu'il ne vous aime: non pas que l'amant le plus délicat ne désire à sa manière, mais du moins c'est que chez lui les sentiments du coeur se mêlent avec les sens; tout cela se fond ensemble, ce qui fait un amour tendre, et non pas vicieux, quoique à la vérité est capable du vice; car tous les jours, en fait d'amour, on fait très délicatement des choses fort grossières. Mais il ne s'agit point de cela. Je feignis donc de ne rien comprendre aux petits discours que me tenait M. de Climal pendant que nous retournions chez Mme Dutour. J'ai peur de vous aimer trop, Marianne, me disait-il; et si cela était que feriez-vous? Je ne pourrais en être que plus reconnaissante, s'il était possible, lui répondais-je. Cependant, Marianne, je me défie de votre coeur, quand il connaîtra toute la tendresse du mien, ajouta-t-il, car vous ne la savez pas. Comment, lui dis-je, vous croyez que je ne vois pas votre amitié? Eh! ne changez point mes termes, reprit-il, je ne dis pas mon amitié, je parle de ma tendresse. Quoi! dis-je, n'est-ce pas la même chose? Non, Marianne, me répondit-il, en me regardant d'une manière à m'en prouver la différence; non, chère fille, ce n'est pas la même chose, et je voudrais bien que l'une vous parût plus douce que l'autre. Là-dessus je ne pus m'empêcher de baisser les yeux, quoique j'y résista**e; mais mon embarras fut plus fort que moi. Vous ne me dites mot; est-ce que vous m'entendez? me dit-il en me serrant la main. C'est, lui dis-je, que je suis honteuse de ne savoir que répondre à tant de bonté. Heureusement pour moi, la conversation finit là, car nous étions arrivés; tout ce qu'il put faire, ce fut de me dire à l'oreille: Allez, friponne, allez rendre votre coeur plus traitable et moins sourd, je vous laisse le mien pour vous y aider. Ce discours était a**ez net, et il était difficile de parler plus français: je fis semblant d'être distraite pour me dispenser d'y répondre; mais un baiser qu'il m'appuyait sur l'oreille en me parlant s'attirait mon attention malgré que j'en eusse, et il n'y avait pas moyen d'être sourde à cela; aussi ne le fus-je pas. Monsieur, ne vous ai-je pas fait mal? m'écriai-je d'un air naturel, en feignant de prendre le baiser qu'il m'avait donné pour le choc de sa tête avec la mienne. Dans le temps que je disais cela, je descendais de carrosse, et je crois qu'il fut la dupe de ma petite finesse, car il me répondit très naturellement que non. J'emportai le ballot de hardes, que j'allai serrer dans notre chambre, pendant que M. de Climal était dans la boutique de Mme Dutour. Je redescendis sur-le-champ: Marianne, me dit-il d'un ton froid, faites travailler à votre habit dès aujourd'hui: je vous reverrai dans trois ou quatre jours, et je veux que vous l'ayez. Et puis, parlant à Mme Dutour: J'ai tâché, dit-il, de l'a**ortir avec de très beau linge qu'elle m'a montré, et que lui a laissé la demoiselle qui est morte. Et là-dessus vous remarquerez, ma chère amie que M. de Climal m'avait avertie qu'il parlerait comme cela à Mme Dutour; et je pense vous en avoir dit la raison, qu'il ne me dit pourtant pas, mais que je devinai. D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis bien aise que mademoiselle soit proprement mise, parce que j'ai des vues pour elle qui pourront réussir. Et tout cela du ton d'un homme vrai et respectable; car M. de Climal, tête à tête avec moi, ne ressemblait point du tout au M. de Climal parlant aux autres: à la lettre, c'était deux hommes différents; et quand je lui voyais son visage dévot, je ne pouvais pas comprendre comment ce visage-là ferait pour devenir profane, et tel qu'il était avec moi. Mon Dieu, que les hommes ont de talents pour ne rien valoir! Il se retira après un demi-quart d'heure de conversation avec Mme Dutour. Il ne fut pas plus tôt parti, que celle-ci, à qui il avait conté mon histoire, se liait à louer sa piété et la bonté de son coeur. Marianne, me dit-elle, vous avez fait là une bonne rencontre quand vous l'avez connu; voyez ce que c'est, il a autant de soin de vous que si vous étiez son enfant; cet homme-là n'a peut-être pas son pareil dans le monde pour être bon et charitable. Le mot de charité ne fut pas fort de mon goût: il était un peu cru pour un amour-propre aussi douillet que le mien; mais Mme Dutour n'en savait pas davantage, ses expressions allaient comme son esprit, qui allait comme il plaisait à son peu de malice et de finesse. Je fis pourtant la grimace, mais je ne dis rien, car nous n'avions pour témoin que la grave Mlle Toinon, bien plus capable de m'envier les hardes qu'on me donnait que de me croire humiliée de les recevoir. Oh! pour cela, mademoiselle Marianne, me dit-elle à son tour d'un air un peu jaloux, il faut que vous soyez née coiffée. Au contraire, lui répondis-je, je suis née très malheureuse; car je devrais sans comparaison être mieux que je ne suis. A propos, reprit-elle, est-il vrai que vous n'avez ni père ni mère, et que vous n'êtes l'enfant à personne? cela est plaisant. Effectivement, lui dis-je d'un ton piqué, cela est fort réjouissant; et si vous m'en croyez, vous m'en ferez vos compliments. Taisez-vous, idiote, lui dit Mme Dutour, qui vit que j'étais fâchée; elle a raison de se moquer de vous; remerciez Dieu de vous avoir conservé vos parents. Qui est-ce qui a jamais dit aux gens qu'ils sont des enfants trouvés? J'aimerais autant qu'on me dit que je suis bâtarde. N'était-ce pas là prendre mon parti d'une manière bien consolante? Aussi le zèle de cette bonne femme me choqua-t-il autant que l'insulte de l'autre, et les larmes m'en vinrent aux yeux. Mme Dutour en fut touchée, sans se douter de sa maladresse qui les faisait couler: son attendrissement me fit trembler, je craignis encore quelque nouvelle réprimande à Toinon, et je me hâtai de la prier de ne dire mot. Toinon, de son côté, me voyant pleurer, se déconcerta de bonne foi; car elle n'était pas méchante, et son coeur ne voulait fâcher personne, sinon qu'elle était vaine, parce qu'elle s'imaginait que cela était décent. Mais comme elle n'avait pas un habit neuf aussi bien que moi, peut-être qu'elle avait cru qu'en place de cela il fallait dire quelque chose, et redresser un peu son esprit, comme elle redressait sa figure. Voilà d'où me vint la belle apostrophe qu'elle me fit, dont elle me demanda très sincèrement excuse; et comme je vis que ces bonnes gens n'entendaient rien à ma fierté, ni à ces délicatesses, et qu'ils ne savaient pas le quart du mal qu'ils me faisaient, je me rendis de bonne grâce à leurs caresses; et il ne fut plus question que de mon habit, qu'on voulut voir avec une curiosité ingénue, qui me fit venir aussi la curiosité d'éprouver ce qu'elles en diraient. J'allai donc le chercher sans rancune, et avec la joie de penser que je le porterais bientôt. Je prends le paquet tel que je l'avais mis dans la chambre, et je l'apporte. La première chose qu'on vit en le défaisant, ce fut ce beau linge dont on avait pris tant de peine à sauver l'achat, qui avait coûté la façon d'un mensonge à M. de Climal, et à moi un consentement à ce mensonge; voilà ce que c'est que l'étourderie des jeunes gens! J'oubliai que ce maudit linge était dans le paquet avec l'habit. Oh! oh! dit Mme Dutour, en voici bien d'une autre! M. de Climal nous disait que c'était la demoiselle défunte qui vous avait laissé cela; c'est pourtant lui qui vous l'a acheté, Marianne, et c'est fort mal fait à vous de ne l'avoir pas pris chez moi. Vous n'êtes pas plus délicate que des duchesses qui en prennent bien; et votre M. de Climal est encore plaisant! Mais je vois bien ce que c'est, ajouta-t-elle en tirant l'étoffe de l'habit qui était dessous, pour la voir, car sa colère n'interrompit point sa curiosité, qui est un mouvement chez les femmes qui va avec tout ce qu'elles ont dans l'esprit; je vois bien ce que c'est; je devine pourquoi on a voulu m'en faire accroire sur ce linge-là, mais je ne suis pas si bête qu'on le croit, je n'en dis pas davantage; remportez, remportez; pardi, le tour est joli! On a la bonté de mettre mademoiselle en pension chez moi, et ce qu'il lui faut, on l'achète ailleurs; j'en ai l'embarras, et les autres le profit; je vous le conseille! Pendant ce temps-là, Toinon soulevait mon étoffe du bout des doigts, comme si elle avait craint de se les salir, et disait: Diantre! il n'y a rien de tel que d'être orpheline! Et la pauvre fille, ce n'était presque que pour figurer dans l'aventure qu'elle disait cela; et toute sage qu'elle était, quiconque lui en eût donné autant l'aurait rendue stupide de reconnaissance. Laissez cela, Toinon, lui dit Mme Dutour; je voudrais bien voir que cela vous fît envie! Jusque-là je n'avais rien dit; je sentais tant de mouvements, tant de confusion, tant de dépit, que je ne savais par où commencer pour parler: c'était d'ailleurs une situation bien neuve pour moi que la mêlée où je me trouvais. Je n'en avais jamais tant vu. A la fin, quand mes mouvements furent un peu éclaircis, la colère se déclara la plus forte; mais ce fut une colère si franche et si étourdie, qu'il n'y avait qu'une fille innocente de ce dont on l'accusait qui pût l'avoir. Il était pourtant vrai que M. de Climal était amoureux de moi; mais je savais bien aussi que je ne voulais rien faire de son amour; et si, malgré cet amour que je connaissais, j'avais reçu ses présents, c'était par un petit raisonnement que mes besoins et ma vanité m'avaient dicté, et qui n'avait rien pris sur la pureté de mes intentions. Mon raisonnement était sans doute une erreur, mais non pas un crime: ainsi je ne méritais pas les outrages dont me chargeait Mme Dutour, et je fis un vacarme épouvantable. Je débutai par jeter l'habit et le linge par terre sans savoir pourquoi, seulement par fureur; ensuite je parlai, ou plutôt je criai, et je ne me souviens plus de tous mes discours, sinon que j'avouai en pleurant que M. de Climal avait acheté le linge, et qu'il m'avait défendu de le dire, sans m'instruire des raisons qu'il avait pour cela; qu'au reste j'étais bien malheureuse de me trouver avec des gens qui m'accusaient à si bon marché; que je voulais sortir sur-le-champ; que j'allais envoyer chercher un carrosse pour emporter mes hardes; que j'irais où je pourrais; qu'il valait mieux qu'une fille comme moi mourût d'indigence que de vivre aussi déplacée que je l'étais; que je leur laissais les présents de M. de Climal, que je m'en souciais aussi peu que de son amour, s'il était vrai qu'il en eût pour moi. Enfin j'étais comme un petit lion, ma tête s'était démontée, outre que tout ce qui pouvait m'affliger se présentait à moi: la mort de ma bonne amie, la privation de sa tendresse, la perte terrible de mes parents, les humiliations que j'avais souffertes, l'effroi d'être étrangère à tous les hommes, de ne voir la source de mon sang nulle part, la vue d'une misère qui ne pouvait peut-être finir que par une autre; car je n'avais que ma beauté qui pût me faire des amis. Et voyez quelle ressource que le vice des hommes! N'était-ce pas là de quoi renverser une cervelle aussi jeune que la mienne? Mme Dutour fut effrayée du transport qui m'agitait; elle ne s'y était pas attendue, et n'avait compté que de me voir honteuse. Mon Dieu! Marianne, me disait-elle quand elle pouvait placer un mot, on peut se tromper; apaisez-vous, je suis fâchée de ce que j'ai dit (car mon emportement ne manqua pas de me justifier: j'étais trop outrée pour être coupable); allons, ma fille. Mais j'allais toujours mon train, et à toute force je voulais sortir. Enfin elle me poussa dans une petite salle, où elle s'enferma avec moi; et là j'en dis encore tant, que j'épuisai mes forces; il ne me resta plus que des pleurs, jamais on n'en a tant versé; et la bonne femme, voyant cela, se mit à pleurer aussi du meilleur de son coeur. Là-dessus, Toinon entra pour nous dire que le dîner était prêt; et Toinon, qui était de l'avis de tout le monde, pleura, parce que nous pleurions, et moi, après tant de larmes, attendrie par les douceurs qu'elles me dirent toutes deux, je m'apaisai, je me consolai, j'oubliai tout. La forte pension que M. de Climal payait pour moi contribua peut-être un peu au tendre repentir que Mme Dutour eut de m'avoir fâchée; de même que le chagrin de n'avoir pas vendu le linge l'avait, sans comparaison, bien plus indisposée contre moi que toute autre chose; car pendant le repas, prenant un autre ton, elle me dit elle-même que, si M. de Climal m'aimait, comme il y avait apparence, il fallait en profiter. (Je n'ai jamais oublié les discours qu'elle me tint.) Tenez, Marianne, me disait-elle, à votre place, je sais bien comment je ferais; car, puisque vous ne possédez rien, et que vous êtes une pauvre fille qui n'avez pas seulement la consolation d'avoir des parents, je prendrais d'abord tout ce que M. de Climal me donnerait, j'en tirerais tout ce que je pourrais: je ne l'aimerais pas, moi, je m'en garderais bien; l'honneur doit marcher le premier, et je ne suis pas femme à dire autrement, vous l'avez bien vu; en un mot comme en mille, tournez tant qu'il vous plaira, il n'y a rien de tel que d'être sage, et je mourrai dans cet avis. Mais ce n'est pas à dire qu'il faille jeter ce qui nous vient trouver; il y a moyen d'accommoder tout dans la vie. Par exemple, voilà vous et M. de Climal; eh bien! faut-il lui dire: Allez-vous-en? Non, a**urément: il vous aime, ce n'est pas votre faute, tous ces bigots n'en font point d'autres. Laissez-le aimer, et que chacun réponde pour soi. Il vous achète des nippes, prenez toujours, puisqu'elles sont payées; s'il vous donne de l'argent, ne faites pas la sotte, et tendez la main bien honnêtement, ce n'est pas à vous à faire la glorieuse. S'il vous demande de l'amour, allons doucement ici, jouez d'adresse, et dites-lui que cela viendra; promettre et tenir mène les gens bien loin. Premièrement, il faut du temps pour que vous l'aimiez; et puis, quand vous ferez semblant de commencer à l'aimer, il faudra du temps pour que cela augmente; et puis, quand il croira que votre coeur est à point, n'avez-vous pas l'excuse de votre sagesse? Est-ce qu'une fille ne doit pas se défendre? N'a-t-elle pas mille bonnes raisons à dire aux gens? Ne les prêche-t-elle pas sur le mal qu'il y aurait? Pendant quoi le temps se pa**e, et les présents viennent sans qu'on les aille chercher; et si un homme à la fin fait le mutin, qu'il s'accommode, on sait se fâcher aussi bien que lui, et puis on le laisse là; et ce qu'il a donné est donné; pardi! il n'y a rien de si beau que le don; et si les gens ne donnaient rien, ils garderaient donc tout! Oh! s'il me venait un dévot qui m'en contât, il me ferait des présents jusqu'à la fin du monde avant que je lui dise: Arrêtez-vous! La naïveté et l'affection avec laquelle Mme Dutour débitait ce que je vous dis là valaient encore mieux que ses leçons, qui sont a**ez douces a**urément, mais qui pourraient faire d'étranges filles d'honneur des écolières qui les suivraient. La doctrine en est un peu périlleuse: je crois qu'elle mène sur le chemin du libertinage, et je ne pense pas qu'il soit aisé de garder sa vertu sur ce chemin-là. Toute jeune que j'étais, je n'approuvai point intérieurement ce qu'elle me disait; et effectivement, quand une fille, en pareil cas, serait sûre d'être toujours sage, la pratique de ces lâches maximes la déshonorerait toujours. Dans le fond, ce n'est plus avoir de l'honneur que de laisser espérer aux gens qu'on en manquera. L'art d'entretenir un homme dans cette espérance-là, je l'estime encore plus honteux qu'une chute totale dans le vice; car dans les marchés, même infâmes, le plus infâme de tous est celui où l'on est fourbe et de mauvaise foi par avarice. N'êtes-vous pas de mon sentiment? Pour moi, j'avais le caractère trop vrai pour me conduire de cette manière-là; je ne voulais ni faire le mal, ni sembler le promettre: je haïssais la fourberie de quelque espèce qu'elle fût, surtout celle-ci, dont le motif était d'une ba**esse qui me faisait horreur. Ainsi je secouai la tête à tous les discours de Mme Dutour, qui voulait me convertir là-dessus pour son avantage et pour le mien. De son côté, elle aurait été bien aise que ma pension eût duré longtemps, et que nous eussions fait quelques petits cadeaux ensemble de l'argent de M. de Climal: c'était ainsi qu'elle s'en expliquait en riant; car la bonne femme était gourmande et intéressée, et moi je n'étais ni l'un ni l'autre. Quand nous eûmes dîné, mon habit et mon linge furent donnés aux ouvrières, et la Dutour leur recommanda beaucoup de diligence. Elle espérait sans doute qu'en me voyant brave (c'était son terme), je serais tentée de laisser durer plus longtemps mon aventure avec M. de Climal; et il est vrai que, du côté de la vanité, je menaçais déjà d'être furieusement femme. Un ruban de bon goût, ou un habit galant, quand j'en rencontrais, m'arrêtait tout court, je n'étais plus de sang-froid; je m'en ressentais pour une heure, et je ne manquais pas de m'ajuster de tout cela en idée (comme je vous l'ai déjà dit de mon habit); enfin là-dessus je faisais toujours des châteaux en Espagne, en attendant mieux. Mais malgré cela, depuis que j'étais sûre que M. de Climal m'aimait, j'avais absolument résolu, s'il m'en parlait, de lui dire qu'il était inutile qu'il m'aimât. Après quoi, je prendrais sans scrupule tout ce qu'il voudrait me donner; c'était là mon petit arrangement. Au bout de quatre jours on m'apporta mon habit et du linge; c'était un jour de fête, et je venais de me lever quand cela vint. A cet aspect, Toinon et moi nous perdîmes d'abord toutes deux la parole, moi d'émotion de joie, elle de la triste comparaison qu'elle fit de ce que j'allais être à ce qu'elle serait: elle aurait bien troqué son père et sa mère contre le plaisir d'être orpheline au même prix que moi; elle ouvrait sur mon petit attirail de grands yeux stupéfaits et jaloux, et d'une jalousie si humiliée, que cela me fit pitié dans ma joie: mais il n'y avait point de remède à sa peine, et j'essayai mon habit le plus modestement qu'il me fut possible, devant un petit miroir ingrat qui ne me rendait que la moitié de ma figure; et ce que j'en voyais me paraissait bien piquant. Je me mis donc vite à me coiffer et à m'habiller pour jouir de ma parure; il me prenait des palpitations en songeant combien j'allais être jolie: la main m'en tremblait à chaque épingle que j'attachais; je me hâtais d'achever sans rien précipiter pourtant: je ne voulais rien laisser d'imparfait. Mais j'eus bientôt fini, car la perfection que je connaissais était bien bornée; je commençais avec des dispositions admirables, et c'était tout... Vraiment, quand j'ai connu le monde, j'y faisais bien d'autres façons. Les hommes parlent de science et de philosophie; voilà quelque chose de beau, en comparaison de la science de bien placer un ruban, ou de décider de quelle couleur on le mettra! Si on savait ce qui se pa**e dans la tête d'une coquette en pareil cas, combien son âme est déliée et pénétrante; si on voyait la finesse des jugements qu'elle fait sur les goûts qu'elle essaye, et puis qu'elle rebute, et puis qu'elle hésite de choisir, et qu'elle choisit enfin par pure la**itude; car souvent elle n'est pas contente, et son idée va toujours plus loin que son exécution; si on savait tout ce que je dis là, cela ferait peur, cela humilierait les plus forts esprits, et Aristote ne paraîtrait plus qu'un petit garçon. C'est moi qui le dis, qui le sais à merveille; et qu'en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n'est pas grand chose, et qu'il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux; et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans l'âme des hommes, et savoir préférer ce qui la gagne le plus à ce qui ne fait que la gagner beaucoup: et cela est immense! Je badine un peu sur notre science, et je n'en fais point de façon avec vous, car nous ne l'exerçons plus ni l'une ni l'autre; et à mon égard, si quelqu'un riait de m'avoir vu coquette, il n'a qu'à me venir trouver, je lui en dirai bien d'autres, et nous verrons qui de nous deux rira le plus fort. J'ai eu un petit minois qui ne m'a pas mal coûté de folies, quoiqu'il ne paraisse guère les avoir méritées à la mine qu'il fait aujourd'hui: aussi il me fait pitié quand je le regarde, et je ne le regarde que par hasard; je ne lui fais presque plus cet honneur-là exprès. Mais ma vanité, en revanche, s'en est bien donné autrefois: je me jouais de toutes les façons de plaire, je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j'avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire; le lendemain on me retrouvait avec des grâces tendres; ensuite j'étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l'homme le plus volage; je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse, et c'était comme s'il en avait changé. Mais je m'écarte toujours; je vous en demande pardon, cela me réjouit ou me déla**e; et encore une fois, je vous entretiens. je fus donc bientôt habillée; et en vérité, dans cet état, j'effaçais si fort la pauvre Toinon que j'en avais honte. La Dutour me trouvait charmante, Toinon contrôlait mon habit; et moi, j'approuvais ce qu'elle disait par charité pour elle: car si j'avais paru aussi contente que je l'étais, elle en aurait été plus humiliée; ainsi je cachais ma joie. Toute ma vie j'ai eu le coeur plein de ces petits égards-là pour le coeur des autres. Il me tardait de me montrer et d'aller à l'église pour voir combien on me regarderait. Toinon, qui tous les jours de fête était escortée de son amant, sortit avant moi, de crainte que je ne la suivisse, et que cet amant, à cause de mon habit neuf, ne me regardât plus qu'elle, si nous allions ensemble; car chez de certaines gens, un habit neuf, c'est presque un beau visage. Je sortis donc toute seule, un peu embarra**ée de ma contenance, parce que je m'imaginais qu'il y en avait une à tenir, et qu'étant jolie et parée, il fallait prendre garde à moi de plus près qu'à l'ordinaire. Je me redressais, car c'est par où commence une vanité novice; et autant que je puis m'en ressouvenir, je ressemblais a**ez à une aimable petite fille, toute fraîche sortie d'une éducation de village, et qui se tient mal, mais dont les grâces encore captives ne demandent qu'à se montrer. Je ne faisais pas valoir non plus tous les agréments de mon visage: je laissais aller le mien sur sa bonne foi, comme vous le disiez plaisamment l'autre jour d'une certaine dame. Malgré cela, nombre de pa**ants me regardèrent beaucoup, et j'en étais plus réjouie que surprise, car je sentais fort bien que je le méritais; et sérieusement il y avait peu de figures comme la mienne, je plaisais au coeur autant qu'aux yeux, et mon moindre avantage était d'être belle. J'approche ici d'un événement qui a été l'origine de toutes mes autres aventures, et je vais commencer par là la seconde partie de ma vie; aussi bien vous ennuieriez-vous de la lire tout d'une haleine, et cela nous reposera toutes deux.