Albert Londres - Les fous (Au bagne) lyrics

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Albert Londres - Les fous (Au bagne) lyrics

LES FOUS Le commandant des îles était à son bureau. Comme j'entrais, il écrivait sur une lettre, au crayon bleu : « À cla**er. Il est fou ! » — Bonjour ! me dit-il. Lisez ceci : « Le Diable, 15 juin. » « Monsieur le commandant supérieur, « Prière de me faire évacuer du Diable au plus tôt, car je prévois une éruption. « L'île sautera dans quatre jours. On entendra une forte détonation et la secousse se propagera du Diable en Europe. « Veuillez, en outre, prévenir de suite la Société de géographie. « Avec mon profond respect. « Aubry, transporté 38.096. » La veille, quarante-deux bagnards avaient défilé chez moi, un par un. Le cinquième qui se présenta était manchot et sa vieille figure de singe riait malicieusement. — « Vous avez bien entendu parler du fort Chabrol des Vosges ? Vous savez : Pan ! pan ! deux gendarmes morts. Pan ! pan ! Eh bien ! le fort Chabrol des Vosges, c'est moi ! Vous connaissez Gérardmer ? J'ai pris le tram. Et toujours pan ! pan ! Ah ! c'était drôle, mon ami, c'était drôle ! Eh bien ! J'étais balayeur à Saint-Laurent-du-Maroni, mais toutes les femmes m'aimaient. Plus je balayais, plus elles m'aimaient. Et voilà pourquoi on m'a mis sur les îles. Je viens vous porter la plainte d'un enfant de l'amour. — Prends ce paquet de tabac, mon vieux, et laisse la place à tes autres camarades. » Il redescendit l'escalier, son moignon en goguette et pinçant des ailes de pigeon au cri de : pan ! pan ! pan ! pan ! Le dixième était grand, maigre. Il se planta devant moi, grelotta comme un timbre de gare et commença : — « Au temps de ma femme, Jeanne d'Arc, le monde n'était pas si méchant. Je parle de l'année 1904 où j'ai pris Jeanne d'Arc pour femme. Quant à moi, je suis changé en cheval et je viens me plaindre ici que l'on ne me donne pas de foin. Pas même une jument, monsieur. Or, la femme appartient au cheval et non à l'homme, qui n'est qu'un singe. — « Prends ce paquet de tabac, mon vieux. Je ferai la commission, je te le promets. — Ai-je le droit de dire encore un mot ? — Dis. Il se pencha à mon oreille : — Je suis le possesseur du signe cabalistique 234, trois X. » — Asseyez-vous. L'un des derniers se présenta timidement. Il me remit une lettre. — Asseyez-vous ! Je lus : « Monsieur le président de l'Académie des Sciences, « Je viens vous prier de faire une expérience sur ma personne, si toutefois les membres de l'Académie tiennent à posséder un phénomène qui n'existe pas encore dans le monde. « Que l'on m'enferme avec une belle femme, pendant six mois, dans une chambre verte, et je vous fais naître une personne possédant le corps d'un serpent, la tête d'un vautour et les pieds d'un chien. Si je ne réussis pas, on me traînera, séance tenante, au supplice. « L'auteur de la découverte de l'obscurité. » Signature illisible. Sur quarante-deux forçats, trois étaient fous ! LA CASE DES FOUS Au bout de l'île s'élève une maison lépreuse. Les blockhaus sont moins tristes qu'elle. Le grand soleil lui-même ne parvient pas à la faire paraître ce qu'elle n'est pas. Loin de chanter sous la lumière, elle se consume. C'est la case des fous. C'était jour de visite. Le docteur Clément s'y rendait. Je me joignis à lui. Au bagne, on voit le malheur toute la journée. Il pa**e, comme dans une ville une auto, un piéton. On entend : « ma misère », « la misère », « notre misère », de même que chez nous : « Bonjour ! » « Ah ! qu'il fait chaud ! » « Quelle heure est-il ? » On se croirait dans un monde de chiens invisibles grattant, de l'intérieur, à la porte de leur niche. Nous n'avons qu'un jour des Morts par an ; pour eux, c'est jour des Morts toute l'année. La case des fous était plus tragique encore que tout cela. Les portes s'ouvrirent. Une statue de l'abjection était appuyée contre la cellule n° 1, les yeux fixant le sol, la langue sortie. C'était un vieux. — Vieux, dit le docteur, je te donnerai une boîte de lait, ce matin. La statue ne bougea pas. À la cellule 2 était Bourras. Il se promenait nu dans sa « concession à perpétuité ». Ainsi se nomment les cases. — Eh bien ! Bourras, tu veux me demander une boîte de lait, toi aussi, ce matin ? Bourras sourit : — Je voudrais prendre quelque chose, ce matin. — Quoi donc ? — Je voudrais prendre la liberté. En face (on avait ouvert toutes les cellules) le numéro 4 nous appela. — Eh bien ! Jean, mon vieux Jean, qu'est-ce que tu veux ? Et, pointant son doigt sur le numéro 2 : — Monsieur le major, il est bien fou, je m'y connais, vous ne faites pas erreur. Hier, il a mangé son mur. Il est de Caen. Tous ceux de Caen mangent les murs. Il mourra aussi, il mourra ! — Vous donnerez une boîte de lait à Jean. — Non ! je veux une purge. — Vous lui donnerez une purge. — Et puis, vous savez bien, monsieur le major, à huit ans, j'ai embaumé mon père. Je désire qu'on me rende la pareille. Et, comme je veux être sûr d'être embaumé après ma mort, que l'on commence maintenant. Embaumez-moi, monsieur le major. Débutez par le ventre. — Jeudi prochain, Jean, je te le promets. Voici Boutriche Amar au numéro 16. C'est un Arabe. — Eh bien ! Boutriche, tu es sorti ce matin, n'est-ce pas ? Il fit remonter son souffle de très bas et siffla : — Oui. — Alors, tu es content ? — Oui. — Boutriche Amar veut sortir tous les matins à sept heures pour tuer son ennemi. Son ennemi est le soleil. Il prend des pierres et, comme il est très fort, il les lance dans le soleil. N'est-ce pas, Boutriche ? — Ou-i. — Et après, il crache sur le soleil. Il crache pendant cinq minutes. — Ou-i. — Vous donnerez une boîte de lait à Boutriche. Le n° 17 chantait : « Ô Marguerite ; ô toi ! ma Marguerite. » Il regarda le docteur et dit : « Bonjour, Marguerite ! » — Tenez, voilà Caillot, au n° 13. Il est libérable dans vingt-cinq jours. Nous ne pouvons pas renvoyer un homme pareil. Alors il aura fait sa peine et restera quand même au bagne. Il doit s'en rendre compte. Depuis deux mois, il n'ouvre plus la bouche. Caillot, sur son bat-flanc, pensait profondément, les sourcils froncés. Caillot n'entendit pas, Caillot pensait, pensait… Au n° 3 était un homme, correctement vêtu de ses habits de bagnard. Il caressait un chat. C'était Compart. Compart était un bon sujet. Voilà quarante jours, au Diable, il tua un camarade qui lui avait volé trente-cinq francs. Sitôt après, Compart devint fou. Il ne parle plus que de sa fille qu'il eut à Paramaribo, en évasion. — Eh bien ! me dit-il, vous irez là-bas, à Paramaribo. Vous verrez ma petite-fille. C'est dans la troisième rue. Et me montrant son matricule. — Prenez mon numéro. Dites-lui bien mon numéro. C'est un très bon numéro. Aousset, au numéro 14, se promenait comme une bête, tout nu, à quatre pattes dans sa cellule. Un baquet rempli d'eau sale attendait dans un coin. — Alors, il boit toujours de l'eau sale ? — Plus elle est sale, plus il se frotte le ventre, dit l'infirmier. — Aousset, on va te mettre de l'eau propre. On fit mine de lui enlever son baquet. Mais il rugit et montra les ongles. Voici le numéro 22. Quand nous approchons, il lève le doigt et, confidentiellement : — Un petit pigeon est venu ce matin et m'a dit : « il faut manger ». Alors je vais manger. — Donnez-lui une boîte de lait. Trabot, Sénégalais, est a**is sur sa planche. Il tresse des lianes avec une rapidité prodigieuse et parle haut, très haut. Il parle ainsi depuis un an et demi sans arrêt. Il dit toujours la même phrase. On n'a jamais pu comprendre que deux mots : Droit civil et cla**e. Dans son discours éternel, ces deux mots pa**ent régulièrement comme les agrafes d'une courroie en action. Crébillot est un déporté de l'île du Diable. Il a un œil fermé et de l'autre il sourit. Sa paralysie générale est en plein épanouissement. — Allez donc voir Joffre et Clemenceau et dites-leur bonjour de ma part. Nous partions. Il nous rappela : — Et mes galions ? A-t-on relevé mes galions ? — Bien sûr ! — Cinq milliards et demi dans le port de Cayenne, c'est quelque chose. Il faut me relever ça ! Il y avait un Annamite qui ne mangeait que des crapauds. Il y avait un Marocain. Ils étaient venus de Saïgon, de Tombouctou, de Marakech, de Caen, se jeter dans ce trou ! Il y en avait un qui chaque jour, lançait quelques cailloux dans la mer, à la même pointe de l'île Royale. Comme cela, il créerait une digue d'Amérique du Sud en France. Il n'aurait plus ensuite qu'à marcher dessus pour rentrer chez lui. C'est de cette folie-là que ces tragiques misérables sont tous fous !